— Chapitre 15 —
La compagnie démobilisée
En fervent amateur de rugby, Sharkey se tenait au bord du terrain, la casquette enfoncée sur la tête, les mains dans les poches pour mieux se protéger du froid. Il discutait tactique avec quelques compagnons qui mimaient dans de grands gestes la façon de perforer la défense adverse. Sur la pelouse, l’équipe de rugby de la compagnie affrontait une sélection composée de soldats du XXIIe corps d’armée[1]. Après une première mi-temps très disputée, les Néo-Zélandais avaient rejoint leur banc en étant menés de deux petits points : 6 à 8. La reprise n’avait pas tourné à leur avantage et les Anglais, très présents, avaient même passé une pénalité, leur permettant d’ajouter trois points. L’équipe néo-zélandaise ne lâcha pourtant pas prise et repartit aussitôt à la charge, imposant un affrontement rude aux joueurs adverses. Une faute anglaise permit aux tunneliers de revenir dans la partie, réduisant l’avance de la sélection du XXIIe corps de deux points. Portés par les encouragements de Sharkey et de ses compagnons, l’équipe de tunneliers monopolisait le ballon, mais se heurtait à une défense impénétrable. Une nouvelle faute anglaise concéda une mêlée aux Néo-Zélandais à quelques mètres de la ligne d’en-but. Introduite dans le pack, la balle fut rapidement talonnée et récupérée par le demi de mêlée qui la transmit à l’un de ses joueurs lancé le long de la ligne de touche perçant le rideau défensif et inscrivant ainsi un essai. Les tunneliers passèrent la transformation reprenant définitivement l’avantage au score : 14 à 11.
Cette victoire vint remettre un peu d’entrain aux tunneliers dont l’ordre de démobilisation n’avait toujours pas été reçu. Lofty qui avait passé la seconde mi-temps auprès de l’un de ses officiers, ne réussit pas à avoir plus d’informations à donner à Sharkey et ses camarades. Aucune mesure n’avait été prise pour libérer les tunneliers bien que quelques hommes aient déjà quitté l’unité. Pourtant, la démobilisation de la compagnie faisait cas à part. Elle débutait bien avant celles des soldats néo-zélandais des autres unités qui ne fut ordonné qu’au début de l’année 1919. En effet, la présence de mineurs, d’ingénieurs et d’ouvriers des travaux publics justifia le besoin d’un retour rapide[2]. Les autres compagnies de tunneliers subirent également le même sort et quittèrent la France aussi rapidement qu’elles étaient arrivées à partir de la fin du mois de février 1915[3]. Dès le 25 novembre, le major Vickerman, commandant la compagnie, avait câblé la liste de ses hommes au quartier général de la force expéditionnaire néo-zélandaise, afin de demander leur départ. Mais, aucune disposition ne sembla être prise. L’unité avait conservé un grand pourcentage d’hommes du corps principal et du 1er renfort ; 65% des tunneliers étaient des engagés de la première heure. Les officiers et autres grades de la classe 1915 furent donc logiquement les premiers à être tenus prêts à la démobilisation, le 26 décembre.
Les Néo-Zélandais, qui souhaitaient terminer les opérations de drainage à Spiennes, en Belgique, reçurent l’autorisation de garder un nombre suffisant d’hommes pour mener à bien leur dernière mission. Lofty qui devait être démobilisé, se porta volontaire pour rester auprès de Sharkey et de ses compagnons de la 1re section. Ainsi, dans la soirée du 27 décembre, seule la moitié des tunneliers prévus au départ fit route vers le dépôt de Valenciennes, de l’autre côté de la frontière, soit un groupe de deux officiers et 65 autres grades.
À Lourches, le capitaine Daldy et 18 hommes furent libérés. La trentaine de tunneliers restant fut laissée sous le commandement du lieutenant Cooper pour la fin des travaux de construction du pont, avant de rejoindre l’unité à Spiennes. George qui faisait partie des démobilisés, réalisa en préparant son paquetage que tout était terminé. Son chez-lui n’était plus une idée à laquelle il rêvait de temps en temps, mais bel et bien la destination de son dernier voyage sous l’uniforme.
Plus assez nombreux, les près de 250 tunneliers toujours au travail furent reclassés en deux sections, la première comprenant majoritairement des hommes de la classe 1916 et la seconde de la classe 1917. Malgré le départ d’une partie des tunneliers, les pressions du ministère de la Défense néo-zélandais restèrent fortes pour faire quitter l’Europe à toute la compagnie[4]. Alors que les requêtes de démobilisation de presque toutes les armées se multipliaient, trouver un transport pour traverser la Manche devenait problématique. En prévision, l’ensemble de l’équipement fut néanmoins restitué au magasin du génie britannique et les paquetages tenus prêts le 6 janvier 1919. Les Néo-Zélandais ne purent donc finir le drainage à Spiennes, comme ils le désiraient tant, et durent laisser les dernières opérations aux autorités belges. En attendant le départ, des exercices à l’ordre serré, entrecoupés de quelques parties de rugby et temps de repos, furent organisés chaque jour. Mais, aucun ordre ne vint. Las de patienter, les officiers remirent leurs hommes au travail à partir du 14 janvier en s’attachant à une opération de démolition aux abattoirs de Mons. Les hommes du groupe de Sharkey auraient aimé en terminer avec une mission qui leur avait été confiée pour éviter l’ennui et leur faire oublier que le départ n’aurait pas lieu tout de suite.
En quittant précipitamment Sharkey et ses camarades, Lofty n’avait pas pour autant été démobilisé. Il avait été évacué à l’hôpital de Codford, en Angleterre, pour soigner une maladie vénérienne probablement contractée lors de sa dernière permission à Londres, au mois de juillet 1918. Malgré toutes les précautions prisent par l’administration de la force expéditionnaire néo-zélandaise, sur les conseils d’Ettie Rout, une bénévole néo-zélandaise de la Solidarité féminine, les recommandations faites aux permissionnaires n’étaient pas forcément suivies. Chaque soldat néo-zélandais qui débarquait dans la capitale de l’Empire, recevait pourtant un cours illustré sur les maladies vénériennes ainsi qu’une ou plusieurs boîtes de préservatifs, selon la durée de son séjour, dans un but de protection et non de contribution au vice[5]. Mais les promesses s’envolaient lorsque les soldats dévoraient du regard des jeunes femmes croisées dans la rue. Moins discrètes que leurs homologues parisiennes, les prostituées londoniennes sollicitaient plus qu’elles ne suggéraient et échouaient rarement dans leur tâche de racolage[6]. L’imprudence de Lofty lui valut un traitement approprié de plusieurs semaines, qui ne lui permit pas de quitter l’Europe avec sa compagnie.
L’originalité de la démobilisation des tunneliers reposait en effet sur leur transfert en Nouvelle-Zélande par groupes plus ou moins importants. À l’inverse des tout premiers démobilisés à avoir quitté la France dans les semaines qui avaient suivi l’Armistice, mais aussi des soldats néo-zélandais en général, les hommes restants ne firent pas le voyage isolés de leurs camarades et furent encadrés par leurs propres officiers et sous-officiers jusqu’à leur retour, limitant les problèmes de discipline. Les deux dernières sections, dont faisait partie Sharkey, furent même démobilisées en tant qu’unité complète ; une mesure exceptionnelle qui ne trouva comme seul autre exemple au sein du corps expéditionnaire néo-zélandais que celui du bataillon de pionniers maoris[7]. Les autorités militaires avaient rapidement exempté ces deux unités d’un service de garnison en Allemagne. Concernant les Maoris, il semblait inapproprié que des troupes indigènes stationnassent dans un pays européen. Pour les tunneliers, la raison était plutôt économique car leurs compétences, bien qu’utiles en Europe, étaient tout simplement requises de l’autre côté du globe.
L’ordre de démobilisation fut finalement transmis au major Vickerman le 21 janvier. Le lendemain, en fin d’après-midi, sa compagnie quittait la Belgique. Sharkey s’était ainsi retrouvé coincé avec ses compagnons à l’arrière de l’un des douze camions affrétés pour les emmener en gare de Mons. De courte durée, le trajet n’en fut pas moins éprouvant tant le vent qui s’engouffrait dans les nombreux trous de la carrosserie, était glacial[8]. Dans un piteux état, le camion ne possédait aucun système de chauffage. Sharkey s’était recroquevillé sur lui-même, les bras croisés et les mains sous les aisselles pour tenter de se protéger du froid. À ses côté, l’un de ses compagnons qui grelotait, avait joint les mains devant sa bouche et soufflait doucement de l’air chaud. Aucune technique ne fut pourtant efficace. Ce ne fut pas sans un certain soulagement que les tunneliers changèrent de mode de transport à Mons. Malheureusement pour eux, le convoi ferroviaire n’était composé que de wagons de marchandises nullement isolés. Au froid s’ajouta la lenteur de circulation du train qui les amenait vers la côte française. En six heures, seulement 35 kilomètres furent parcourus ! Sharkey était moralement épuisé comme le reste de la troupe qui s’imaginait déjà de l’autre côté de la Manche. Au lieu de l’Angleterre, les tunneliers passèrent la nuit dans une école attenante à la gare de Raismes, au nord de Valenciennes, avec pour seul remontant du thé[9]. Le 23 janvier, à 7 heures, ils rembarquaient dans le même train en espérant ne pas revivre leur expérience de la veille. Alors que la neige tombait, le convoi avança à bon rythme, gagnant Douai, puis Arras, Saint-Pol et arriva dans la soirée à Étaples. Le voyage avait été éprouvant. Presque aucune nourriture n’avait été distribuée. Seule une ration froide et peu appétissante de biscuits et de corned-beef devait rassasier les estomacs. De nombreux hommes souffraient d’engelures. Le sapeur Thomas Morris fut même évacué à l’hôpital dès la descente du train tant il souffrait des effets du froid[10]. Si Sharkey et ses camarades pensaient en avoir fini avec leurs galères de la journée en s’attablant autour d’un repas chaud, leur répit fut de courte durée. Toute la compagnie fut installée, pour la nuit, dans des tentes[11] !
Rassemblés à 2 heures, les hommes, proches d’un état de congélation, marchèrent paquetage sur le dos vers le terrain d’entrainement militaire où un train, à destination du Havre, les attendait. Leur sort ne s’améliora pas. Les voitures étaient toujours des wagons de marchandises sans système de chauffage. Pire, le convoi circula avec une telle lenteur sur la ligne Abbeville-Romescamps-Rouen-Le Havre que, dans leur wagon, Sharkey et la plupart de ses compagnons, n’en pouvaient plus de cet assommant voyage. Près de 24 heures après avoir quitté Étaples, l’unité débarqua enfin au Havre et marcha directement jusqu’à l’un des camps de la ville. La dernière étape française passa par l’habituelle désinfection aux hommes afin d’éviter le transfert de poux et autres vermines vers l’Angleterre. La date de départ n’était toutefois pas connue. Alors que les jours passaient sans nouvelle, le feu vert fut finalement donné au matin du 29 janvier. À midi, la compagnie monta à bord du S.S. Lydia qui établissait la liaison avec l’autre côté de la Manche. À 14 heures 30, les amarres larguées, Sharkey regardait s’éloigner le rivage, comme bon nombre de ses camarades, faisant ses adieux définitifs à la France.
En attendant le départ pour la Nouvelle-Zélande, la compagnie fut d’abord stationnée au dépôt néo-zélandais, à Larkhill, dans les plaines de Salisbury. Cet ancien camp de réserve et d’entrainement fut reconverti en centre de rapatriement des soldats néo-zélandais dès la fin de la guerre. Comme au départ pour l’Europe, les hommes furent examinés par le dentiste, puis le médecin. Le gouvernement néo-zélandais réitéra sa requête de voir l’unité quitter l’Europe le plus tôt possible[12]. Un créneau potentiel fut trouvé, mais aucun départ n’aurait lieu avant un mois. Le nombre limité de navires rendait difficile un embarquement rapide d’autant que les dockers s’étaient mis en grève pour protester contre les délais très courts d’organisation des différents départs des démobilisés de l’Empire, demandant de ce fait une augmentation de salaire[13]. La compagnie fut alors transférée au camp n°3, à Durrington, situé non loin de Larkhill, pour y préparer les paquetages et surtout le nécessaire pour le voyage de retour. Il ne fallut pas plus de quelques heures pour que les affaires des tunneliers soient empaquetées. Le brigadier-général Stewart, commandant du camp, n’eut pas besoin de plus de temps pour fixer la date de départ au 25 février. La pression du gouvernement néo-zélandais était telle que la situation devait être réglée dans les plus brefs délais. La liste alphabétique des hommes fut établie à cet effet. Les paquetages furent gardés au camp alors que Sharkey et ses compagnons obtinrent une permission de 14 jours, avec ordre de rejoindre le camp de Codford dès le 22 février. Le brigadier-général Stewart s’occupa de faire transférer les affaires jusqu’au lieu de rendez-vous des tunneliers[14].
Au retour de leur permission, le départ fut reportée à une date ultérieure. Le navire n’était pas encore arrivé au port. Les hommes qui le souhaitaient, pouvaient repartir en congé jusqu’au 3 mars. Exaspéré, Sharkey préféra rester au camp n°15, à Codford, imitant ainsi quelques-uns de ses officiers. Pour patienter, des groupes de travail se mirent en place et veillèrent au bon fonctionnement de la vie à l’intérieur du site. La lassitude gagna toutefois les gradés. Le journal de guerre, où étaient consignées au jour le jour les missions des tunneliers, s’arrêta le 28 février, plus de deux semaines avant le départ pour la Nouvelle-Zélande. L’officier en charge de sa rédaction n’avait plus grand chose à y consigner tant les journées se ressemblaient dans l’expectative de l’embarquement. Au retour des permissionnaires, le départ fut définitivement fixé au 14 mars. Les paquetages qui avaient été défaits, furent de nouveau préparés et inspectés. L’unité, sous le commandement du capitaine Daldy, fut acheminée par train jusqu’à Southampton, où elle embarqua à bord du S.S. Ionic, un paquebot construit en 1902 et réquisitionné pour la ramener au pays.
Le voyage était relativement calme. Quelques tâches avaient été instaurées pour s’assurer que le bateau resta propre. Des cours dans des domaines variés étaient organisés tous les jours et les hommes incités à y participer au moins trois heures par jour. Mais, comme à son habitude, Sharkey s’adonnait à son activité préférée : s’allonger sur le pont, la tête plongée dans un oreiller. Le navire qui tanguait légèrement sur les flots de l’Atlantique, le fit s’endormir. À ses côtés, les hommes étendus ou assis discutaient ou jouaient aux cartes. Plus loin, d’autres étaient plongés dans des livres piochés dans les étagères de la bibliothèque de bord. Les gradés eux-mêmes, vestes déboutonnées, restreignirent leur rôle au simple maintien de la discipline et profitaient de la croisière. Près de 500 autres soldats, de divers corps d’armée, partageaient le paquebot avec l’unité de tunneliers, ainsi que 17 infirmières du corps du service infirmier de l’armée néo-zélandaise, dont les membres commençaient à être rapatriés par groupe de plus en plus nombreux. Soudain, Sharkey fut sortit de son assoupissement par les pleurs d’un bébé. Se redressant, il maugréa en réajustant sa casquette sur sa tête pour voir une mère, berçant son enfant dans les bras, s’éloigner vers le pont arrière. Plus de 160 femmes, mariées à des tunneliers et des soldats néo-zélandais durant le conflit, suivaient à présent leurs époux vers leur nouveau pays accompagnées d’une soixantaine d’enfants en bas âge. Tout engourdi, Sharkey se leva doucement et s’accouda à la rambarde. Son regard scruta l’horizon puis se perdit, pensif, dans les vagues de l’Atlantique. Imperturbablement, le Ionic rejoignit la mer des Caraïbes. Son plan de route lui faisait emprunter le canal de Panama, évitant de contourner le continent par sa pointe australe, le Cap Horn, comme l’avait fait le Ruapehu au tout début de l’année 1916[15].
La traversée du canal, qui consistait en divers canaux, en deux lacs artificiels et en plusieurs ensembles d’écluses, rompit avec l’ennui en mer des semaines précédentes. Le paquebot offrit à ses passagers une paisible croisière à travers l’isthme de Panama, divisé par une chaîne de montagnes sur laquelle s’accrochait une luxuriante forêt tropicale. Une fois les derniers canaux franchis, le golfe du Panama ouvrit l’accès à l’océan Pacifique. Laissant la côte ouest de l’Amérique centrale derrière lui, le navire se retrouva de nouveau seul sur les flots. Des occupations toujours aussi variées, incluant des concerts, des projections cinématographiques et des compétitions de toutes sortes, étaient données et ouvertes à ceux qui le désiraient, animées par un membre de l’Union Chrétienne de Jeune Gens[16]. Le temps s’écoula ainsi assez rapidement. Les passagers se rapprochaient de leur retour au pays, dans leur communauté, auprès de leurs proches.
Avec l’arrivée prochaine en Nouvelle-Zélande, un dîner d’adieu grandiose fut préparé et donné le 20 avril. Le menu que Sharkey découvrit en s’asseyant à table, était dès plus alléchant : consommé printanier en entrée, un large choix de plats de résistance comprenant entre autres filet de saumon à la sauce hollandaise, filet de bœuf à la parisienne, dinde de Vermont accompagnée de sa sauce aux canneberges, jambon grillé aux épinards, agneau, le tout servi d’une purée de carottes et de riz, pommes de terre et viandes froides à volonté, et arrosé de vin, ainsi qu’une sélection de desserts dont pudding imbibé de Brandy, fromages et café[17]. Alors que les mets se succédaient, les discussions allaient bon train. À peine perceptible parmi le brouhaha, un disque tournait sur un gramophone, diffusant de la musique douce. Quelques couples enlacés dansaient sous les regards souriant de leurs camarades attablés. De son côté, Sharkey avait écarté son assiette pour écrire quelques mots attentionnés sur le menu d’un compagnon de sa section. En échange, ce dernier lui rendit la pareille en inscrivant « Bonne chance », une expression simple, mais convenu pour la vie qui s’annonçait au Dominion. D’autres encore, moins enclins à l’écriture, apposaient uniquement leur signature en guise d’adieu.
Un peu plus de trois ans après que la compagnie fût partie pour la guerre, le Ionic jeta l’ancre dans la baie d’Auckland le 23 avril, à 21 heures. Sharkey et ses compagnons s’étaient massés sur le pont pour apercevoir la ville. Mais, dans l’obscurité, seules les pâles lumières des réverbères se reflétaient dans l’eau. Devant l’heure tardive, le débarquement fut reporté au lendemain. Dans la matinée, Sharkey rempaqueta quelques affaires lorsque le son d’une corne de brume le précipita au hublot. Un ferry à vapeur s’approchait du Ionic. À son bord, une foule alpaguait les passagers du paquebot tout en agitant de petits drapeaux. Ameutant ses camarades de cabine, Sharkey se rua au dehors. Comme des enfants, le petit groupe gravit quatre à quatre les marches des escaliers menant au pont. Déjà, des tunneliers et des soldats répondaient aux acclamations qui montaient du ferry. Des proches avaient ainsi pu s’approcher du Ionic avant qu’il ne s’amarrât au port, pour accueillir les démobilisés[18]. Des cris de joie s’élevèrent de plus belles lorsqu’un avion, survolant à basse altitude le navire, largua des petites feuilles de papier. Sharkey qui en attrapa une au vol, put y lire un message de bienvenue. Au second passage, des confettis de toutes les couleurs furent lâchés sous la clameurs des passagers. Finalement, le Ionic se mut lentement pour entrer au port. Dans son sillage, les cornes de brume de tous les navires à quai, petits ou gros, se mirent à retentir. Des coups de canon raisonnèrent au loin[19].
Tandis que le port d’Auckland fêtait l’arrivée des démobilisés, les autorités militaires avaient validé la dissolution de la compagnie de tunneliers. Malgré la reconnaissance des hauts responsables de l’armée britannique pour ses travaux, il n’était pas envisagé d’intégrer la petite unité à l’armée régulière. D’une part, les effectifs ne pouvaient pas être maintenus. De nombreuses industries, prévenues du retour des tunneliers, attendaient avec impatience la remise au travail de leurs anciens employés. D’autre part, l’argent manquait pour non seulement conserver la compagnie, mais aussi pour garantir un niveau d’excellence dans ses rangs. Un simple entrainement des militaires de métier devait donc être suffisant pour perpétuer l’art de la sape et de la mine au sein du génie. Bien que l’unité eut une courte existence, son histoire subsistait en chacun de ses membres. Dispersés comme ils le furent à travers la Nouvelle-Zélande, les hommes refermèrent la parenthèse qui les avait conduits de l’autre côté de la terre.