Épilogue
« Jim Williamson ?! » En entendant son nom, l’homme à la chevelure blanche se retourna doucement bien que son mal de dos le tourmentait moins ces derniers temps. Sur sa veste usée était épinglée, du côté gauche, un petit ruban rectangulaire bleu foncé avec cinq bandes centrales de couleurs, alternant le blanc et le rouge. Des yeux experts pouvaient reconnaître immédiatement la barrette de la médaille militaire, remise pour acte de bravoure sur le champ de bataille. Fourrée à la hâte, le papier blanc d’un carton d’invitation froissé dépassait de l’une de ses poches. L’ancien combattant, encore bien bâti malgré ses soixante-dix ans révolus, esquissa un sourire sous son éternelle moustache en découvrant la personne qui l’appelait. En dépit des années, il reconnut immédiatement son vieux camarade Sharkey. Les deux hommes tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Ils ne s’étaient pas revus depuis la fin de la Grande Guerre. La réunion, organisée à Auckland, le 7 août 1948, rassembla pour la première fois, depuis sa dissolution, 30 ans auparavant, les membres survivants de l’ex-unité de tunneliers[1].
Durant l’entre-deux-guerres, le dernier commandant de la compagnie, Hugh Vickerman, avait tenté de faire vivre la branche néo-zélandaise de l’association des anciens tunneliers créée en Grande-Bretagne, en 1926. Mais, il n’avait jamais réussi à réunir plus de deux ou trois personnes en même temps[2]. Retrouver le petit millier d’hommes éparpillés à travers le Dominion et, parfois, à l’étranger fut une tâche quasiment impossible. Le rôle de Vickerman se réduisit rapidement au simple envoi de messages de sympathie lors des dîners annuels de l’organisation qui avaient lieu à Londres[3]. Lassé de ces échecs, l’ancien commandant, abandonna son poste de délégué en 1934, le laissant vacant pendant plusieurs années. Certains n’eurent donc jamais connaissance de l’existence de l’association. D’autres n’avaient tout bonnement pas envie d’y participer. Transféré au régiment Auckland au cours du conflit, Gerald rompit ainsi tout lien avec les hommes de son équipe, notamment George avec qui il s’était engagé. Bien qu’il ait souhaité son changement d’affectation, le tunnelier ne s’habitua pas à son passage dans l’infanterie. Un mois plus tard, à la fin décembre 1917, il fut replacé dans le corps du génie, grâce à ses compétences, au sein de la 4e compagnie de campagne. Après la guerre, Gerald ne reprit jamais contact avec George et ne revint pas à Waihi, délaissant la ville minière pour Pukehuia, dans les collines de la région de Northland, au bord de la rivière Wairoa, à 160 kilomètres au nord d’Auckland.
Afin de redonner vie à la branche néo-zélandaise de l’association des anciens tunneliers, le secrétaire général de l’organisation centrale à Londres proposa, en 1939, sa direction à l’ancien capitaine John Holmes, qui déclina l’offre en raison de son état de santé précaire. Néanmoins, Holmes recommanda un autre vétéran, James Oliver Campbell Neill, qui avait publié en 1922 une histoire de leur unité[4] et qui était le seul tunnelier néo-zélandais à avoir participé à un dîner de l’association à Londres, en 1934. Conscient des difficultés, Neill ne chercha pas à animer une délégation locale, mais décida de prévoir une simple réunion à l’occasion du centenaire de la signature du traité de Waitangi[5], à Wellington, le 6 février 1940. Toutefois, le déclenchement de la guerre, au début du mois de septembre 1939, interrompit le projet. Au-delà de son impact en Nouvelle-Zélande, le conflit mit surtout fin à l’activité de l’association. Neill n’abandonna pas son idée d’un rassemblement et attendit des temps plus propices pour la mettre en place. Lorsqu’il lança finalement les préparatifs à la fin de l’année 1947, nombre d’anciens tunneliers étaient décédés.
George s’était éteint le 13 mars 1939, à l’âge de 57 ans, à Gisborne, ville côtière du nord-est de l’île du Nord, située dans la baie de la Pauvreté, où il avait rejoint son frère en s’y établissant quelques années auparavant[6]. Son corps fut inhumé au cimetière Taruheru, qui s’étend le long de Nelson Road, au nord-ouest de la ville. Son épouse, Lucy, décédée le 17 décembre 1970, à l’âge de 78 ans, y est également enterrée, sans toutefois partager la même sépulture que son époux, comme c’est le cas pour John Joseph (1880-1942), le frère de George, et son épouse, Lucy Emily (1888-1978).
Gerald mourut le 3 juillet 1946, à l’âge de 58 ans, à Taumarunui, petite ville de la région du King Country, située au centre de l’île du Nord, à l’ouest du grand lac Taupo[7]. Sa dépouille fut mise en terre dans le carré réservé aux vétérans du cimetière de la ville, aujourd’hui rebaptisé l’ancien cimetière.
Rassemblés autour d’un verre de bière, Jim et Sharkey n’essayèrent pas de rattraper le temps écoulé depuis leur séparation. Après avoir échangé quelques nouvelles, la discussion glissa naturellement sur leurs expériences à Arras et dans les tranchées. Jim demanda à son ancien compagnon s’il se rappelait d’un capitaine anglais qui, venu inspecter leur galerie un soir, les avait découverts en train de faire un vacarme assourdissant. Alors que cet épisode semblait avoir échappé à Sharkey, il précisa que cet officier leur avait déclaré d’un ton dédaigneux : « Vous rendez vous compte que les Boches sont probablement en train d’entendre le boucan que vous faites ? »[8]. Hochant de la tête, Sharkey se souvint alors que Lofty lui avait rétorqué sans un regard : « Et bien, mon vieux, il doivent être assurément sourds s’ils ne peuvent pas ! »[9]. Les deux hommes eurent la même réaction qu’il y a 30 ans et éclatèrent de rire, reconnaissant tout de même que, cette nuit-là, ils avaient bel et bien été inconscients. L’évocation de ce souvenir leur fit réaliser que leur camarade Lofty n’était pas venu. Jim avait tant espéré le voir apparaître parmi les invités. Ni l’un ni l’autre n’avait eu de ses nouvelles. Seul Jim l’avait croisé plusieurs années en arrière lors de la journée de l’ANZAC commémorant, le 25 avril de chaque année, le débarquement des troupes australiennes et néo-zélandaises à Gallipoli, en Turquie, site de la première grande bataille de la Grande Guerre pour la Nouvelle-Zélande. Les deux camarades admirent qu’ils ne s’étaient jamais autant confiés sur leur période sous l’uniforme ; difficile en effet de l’aborder avec des proches qui n’ont ni vu ni vécu les combats. Bien qu’ils aient été des acteurs de leur mémoire, ils avaient refusé ce rôle, comme la plupart des membres de la compagnie, faisant preuve d’une incroyable discrétion. Sharkey en vint à regretter que leurs souvenirs ne furent pas consignés par écrit.
Au lendemain de la rencontre, le souvenir des années de guerre hantaient les pensées de Jim. Un matin, le vieil homme parcourait avec difficulté son journal. Enfoncé dans son fauteuil, son regard se perdait par delà la fenêtre sur le mont Eden. Il terminait à peine la lecture d’une petite rubrique qu’il se rendit compte qu’il n’avait rien retenu de son contenu. Il songeait plutôt aux personnes qu’il avait rencontrées et aux lieux où il avait été durant le conflit. Chassant ses images de sa tête, Jim reprit consciencieusement l’article depuis le début. Son attention fut soudain accrochée par un nom familier qu’il avait sous les yeux : Harold Howard. En le relisant, celui-ci trouva un écho particulier auprès de l’ancien tunnelier. Bien que Jim n’employait presque jamais ce nom, il connaissait très bien cet homme sous le surnom de Lofty. Son frère d’armes était décédé le 7 août 1948, à l’hôpital d’Auckland[10], le jour même de la réunion des anciens membres de la compagnie de tunneliers. L’enterrement avait lieu dans l’après-midi au cimetière Waikumete, situé dans le quartier de Glen Eden, au sud-ouest d’Auckland.
Jim n’avait pas hésité à être présent à la cérémonie. Il se tenait en retrait de la famille, des proches et des amis, regroupés autour de la fosse creusée dans une des allées du carré réservé aux anciens combattants. Le visage fermé, il écoutait les différentes personnes qui se succédaient pour évoquer la vie de Lofty. Il avait l’impression de ne pas reconnaître son ancien camarade, devenu ingénieur du génie maritime, dans le portrait fait par ses proches. Son engagement dans l’unité de tunneliers fut négligé comme si personne ne savait ce que Lofty avait fait dans les tranchées du nord de la France. À peine fut-il fait mention de sa participation à la Première Guerre mondiale. Le vieux tunnelier attendit que la foule se soit dispersée après la cérémonie, pour s’approcher de la tombe. Il se recueillit un instant avant de sortir de sa poche un petit coquelicot de soie rouge vif, qu’il déposa auprès de la petite plaque de bronze apposée au sol. Cette fleur artificielle, qui est habituellement portée au cours des commémorations, symbolise le souvenir de ceux qui sont morts à la guerre et de ceux qui ont servi sous l’uniforme. Le regard de Jim s’attarda un long moment sur le coquelicot, alors que le fossoyeur s’avançait, pelle à la main, pour remblayer la fosse. La tombe de Lofty, comme celles des anciens combattants de la Grande Guerre, mentionne son appartenance au corps expéditionnaire néo-zélandais par le sigle « NZEF »[11]. Elle porte également son matricule et son dernier grade connu. Certaines sont fièrement ornées de la fougère, symbole du pays. Toutefois, rien ne spécifie son service au sein de la compagnie de tunneliers. Si cette démarche semblait logique pour des hommes comme Gerald, elle l’était beaucoup moins pour Lofty et le reste des membres de l’unité. Ainsi, à la différence des pierres tombales des soldats d’infanterie, qui font apparaître le nom de leur régiment, les tunneliers ne purent préciser, dans un souci d’uniformisation des tombes, le nom de leur compagnie. Seul le terme trop simple et trop large de « Génie » vient indiquer leur corps d’affectation. Ce choix renforça l’oubli dans lequel sont tombés les hommes de l’unité après la guerre, au même titre que le nettoyage des anciens champs de bataille et l’enfouissement de leurs tunnels et ouvrages contribuèrent à la disparition des caractères spécifiques de leur travail.
De retour à la maison qu’il occupait depuis sa démobilisation et que sa sœur lui avait légué, Jim s’était laissé tomber, pensif, dans son fauteuil. Comme une évidence, l’écriture s’imposa pour remédier à l’oubli de ses compagnons et de sa compagnie. Mais, le vieil homme ne savait pas manier les mots comme un écrivain. Il avait commencé à tenir un carnet sans toutefois aller au-delà de la première page. Ses phrases étaient simples, parfois maladroites, mais toujours franches. En lisant et relisant les quelques lignes écrites, l’ancien tunnelier hésita à poursuivre sa rédaction. Mais, en replongeant dans les événements de ces derniers jours, il eut le sentiment de devoir témoigner. Il tourna la page, prêt à continuer l’écriture de ses mémoires. Tout devait être raconté pour que jamais les souvenirs de la guerre souterraine et de ses camarades ne s’évanouissent.