Prologue
« Très dangereux. Boche mine. Poof ! »[1] Mimant une explosion avec ses mains, un soldat français présentait à Laurence Hill, officier de la 174e compagnie de tunneliers britanniques, l’une des plus expérimentées, la situation sur le secteur du Tambour du Clos, une position haute située à proximité du village de Fricourt, au nord de la Somme, à la fin juillet 1915. Les Allemands étaient extrêmement actifs en sous-sol, creusant dans le plus grand silence de petites galeries qui traversaient le no man’s land. Leur but initial : placer une charge d’explosif sous les tranchées adverses. Les Français tentèrent les mêmes opérations mais, pour se prémunir des actions ennemies, ils traquaient maintenant les galeries allemandes en cours de creusement. Les Allemands se résolurent à la même mission. Les belligérants se livraient un combat acharné sous le no man’s land. Aucun ne voulait laisser la moindre chance à l’autre de se faufiler sous les tranchées et de les faire sauter. Les Français avaient établi un réseau souterrain assez impressionnant, ne comprenant pas moins de 66 puits d’accès autour de ce secteur[2]. Les tunneliers de Grande-Bretagne, des soldats spécialisés dans le combat sous terre, s’apprêtaient à prendre le relais dans cette lutte très particulière. Déjà, en surface, les troupes de la IIIe armée britannique remplaçaient peu à peu les soldats français. Elles prenaient possession de leur nouveau secteur qui s’étendait du sud de l’Artois au nord de la Somme, les séparant du reste des armées britanniques qui combattaient en Belgique et dans le nord de la France. En prévision de la grande offensive de l’automne, la 10e armée française fut maintenue en Artois. En sous-sol, la situation était tout aussi complexe. Les compagnies de tunneliers, créées en urgence en février 1915, étaient encore trop peu nombreuses pour reprendre l’ensemble des galeries françaises.
Contrairement aux Français et aux Allemands, les Britanniques s’adaptèrent difficilement à la stabilisation du champ de bataille à la fin de l’année 1914. Les sapeurs, ces soldats de l’armée du génie, n’avaient pratiquement aucune connaissance du combat sous terre et étaient, de surcroît, pourvus d’un équipement totalement désuet. Certaines pompes à air, permettant de réguler l’oxygène en sous-sol, dataient de la guerre de Crimée de 1854[3] ! Dans ces conditions, les sapeurs indiens de la brigade Dehra Dun tentèrent la première offensive souterraine britannique sur le front de Festubert, à l’est de Béthune (Pas-de-Calais), au début du mois de décembre 1914[4]. Malgré leurs efforts pour creuser une sape, c’est-à-dire une galerie destinée à détruire une position adverse en la minant, les Indiens furent rapidement repérés en plein travail. Pris sous un bombardement ennemi, le tunnel dut être évacué avant qu’il ne s’effondre, mettant un terme aux prétentions indiennes. Les Allemands contre-attaquèrent immédiatement et, là où les Indiens n’avaient réalisé qu’un seul tunnel, ils construisirent onze galeries chargées de petites mines de 50 kilogrammes d’explosif chacune. Le 20 décembre 1914, les mines explosèrent, surprenant et terrorisant les soldats britanniques cantonnés dans ce secteur. À peine eurent-elles éclatées que l’artillerie allemande bombarda les retranchements britanniques, couvrant la progression de leurs soldats d’infanterie[5]. Les Britanniques cédèrent ce jour-là près de 500 mètres de terrain.
Au même moment, le grand quartier général britannique forma à la hâte des brigades de section minière, en recrutant des mineurs déjà présents dans les unités d’infanterie en place sur le front[6]. Constituées de petits groupes d’hommes, ces brigades commencèrent un travail de défense peu profond à partir de la fin de l’année 1914, mais ne purent rivaliser avec les mineurs allemands dont les galeries s’enfonçaient déjà à près de 20 mètres de profondeur. Les Allemands utilisèrent systématiquement les sapes sur l’ensemble du front dès janvier 1915 et les rapports des services secrets britanniques, en témoignèrent. Le 25 janvier 1915, 20 nouvelles mines causèrent de lourdes pertes semant peur, panique et confusion dans les tranchées britanniques à Cuinchy, près de La Bassée (Nord)[7]. Des demandes insistantes émanant de très nombreux officiers de Sa Majesté réclamaient l’arrivée de mineurs expérimentés pour opposer une véritable résistance aux travaux de sape de plus en plus importants de leur adversaire. Les sapeurs français qui rivalisaient avec les mineurs allemands dans leurs zones de front, n’étaient pas assez nombreux pour aider leurs alliés. Le ministère de la Guerre britannique ne paraissait plus accorder de confiance aux petites brigades créées à peine un mois auparavant. Il força la main au grand quartier général, l’informant qu’il était en mesure de fournir des hommes qualifiés pour le combat sous terre grâce à un vétéran de la guerre d’Afrique du Sud (1899-1902), entrepreneur millionnaire et membre du Parlement : John Norton-Griffiths.
Personnage surprenant, Norton-Griffiths dirigeait une compagnie d’ingénieurs civils avant la guerre, spécialisée dans la construction de ponts, de tunnels, de chemins de fer, de buildings et de docks à travers le monde. Il eut la brillante idée de transposer dans le domaine militaire une technique particulière de creusement utilisée par ses ouvriers dans la construction des égouts à Londres et à Manchester. Allongé sur un siège en forme de croix, devant la paroi qu’il était en train de percer, l’ouvrier utilisait une pelle, sur laquelle il prenait appui avec ses pieds, pour enlever peu à peu le substrat. Convoqué le 12 février 1915 au bureau du ministre de la Guerre, Lord Earl Kitchener, Norton-Griffiths n’hésita pas à mimer, couché par terre, la posture de ses employés. Devant la situation sur le front, Kitchener donna à Norton-Griffiths les pleins pouvoirs pour développer des compagnies de tunneliers. Hormis le commandant-en-chef des armées, l’entrepreneur fut le seul à avoir eu en temps de guerre une marge de manœuvre aussi grande[8].
Au soir de sa rencontre avec le ministre de la Guerre, John Norton-Griffiths, nommé major du génie, traversa la Manche accompagné de deux collaborateurs : James Leeming et Foreman Miles. Après plusieurs inspections qu’il mena dans les environs de Béthune, là où les troupes britanniques avaient connu leurs premiers déboires, puis en Flandres, Norton-Griffiths arriva à la conclusion que l’argile, présente en sous-sol, permettait l’utilisation de sa méthode de creusement. Il lança alors la formation de huit compagnies, quatre pour chaque armée en place sur le front. Les effectifs furent calculés en fonction d’une rotation de trois équipes par jour et travaillant sur une moyenne de 12 galeries en même temps, soit un minimum de 269 hommes. Norton-Griffiths demanda à James Leeming de rentrer à Londres et de préparer un premier groupe d’une vingtaine d’ouvriers de sa propre entreprise. Le jeudi 17 février 1915, quelques hommes au travail sous la ville de Manchester décidèrent de suivre leur emblématique patron dans la guerre. Trois jours plus tard, ils se retrouvèrent au travail sous les tranchées de Givenchy, près de La Bassée. Le petit noyau d’ouvriers de Norton-Griffiths fut rejoint en France par 12 mineurs recrutés au sein de trois régiments[9]. La base de la toute première unité, la 170e compagnie de tunneliers, était désormais présente sur le front.
Dès l’accord officiel de la création des compagnies de tunneliers validé le 19 février, John Norton-Griffiths fit régulièrement la traversée entre la France et la Grande-Bretagne. Il profita de ses incessants allers et retours pour ramener avec lui un ou deux hommes, nommés officiers, et quelques-uns de ses ouvriers ou mineurs, hâtivement transformés en soldat. En France, il n’hésita pas à arpenter le champ de bataille à la recherche de volontaires. Le plus cocasse fut qu’il utilisa sa Rolls Royce personnelle à la place des véhicules militaires moins confortables[10]. Sa voiture lui permit surtout de transporter quelques « rations de secours », composées de bouteilles de whisky, entrées de façon illégale sur le territoire et destinées aux officiers commandant les unités dans lesquelles furent recrutés les tunneliers. Cinq compagnies étaient déjà à l’œuvre à l’état embryonnaire alors que les effectifs ne faisaient que croître. Au même moment, le recrutement commença en Grande-Bretagne afin de compléter les 170e, 171e, 172e, 173e et 174e, ainsi que pour adjoindre trois autres compagnies, numérotées 175, 176 et 177.
Dès la fin février, la 170e creusa des galeries à Givenchy, près de Béthune, la 171e et la 172e furent envoyées près d’Ypres, en Belgique[11]. Elles furent rejointes en mars par la 173e et la 174e qui prirent position à Fauquissart, près de Neuve Chapelle (Pas-de-Calais) et à Houplines, au nord-est d’Armentières (Nord)[12]. Les 175e, 176e et 177e furent également mobilisées dans le même secteur du front. Les anciennes brigades de section minière ne furent pas démantelées pour autant et furent attachées, pour quelques semaines, aux nouvelles compagnies de tunneliers. Elles s’entraînèrent ainsi à l’étrange travail de creusement de Norton-Griffiths et continuèrent à travailler indépendamment jusqu’à la fin de l’année 1916 où elles furent définitivement démantelées[13]. Les mineurs qui composaient ces brigades ne retournèrent pas tous dans leur unité d’infanterie d’origine et une grande majorité poursuivit les travaux souterrains dans les nouvelles compagnies de tunneliers[14].
L’activité en sous-sol s’intensifia massivement du côté britannique avec l’arrivée de toujours plus de combattants souterrains alors que, de l’autre côté du no man’s land, les Allemands poursuivaient leurs opérations. Les tunneliers britanniques débutèrent rapidement le combat sous terre. En avril, la 172e compagnie de tunneliers tira des charges à la côte 60, près d’Ypres[15]. En mai, la 173e fit exploser plusieurs mines à la crête d’Aubers, à proximité de Neuve-Chapelle[16]. En juin, la 176e supporta une offensive française à Givenchy[17].
Avec la relève britannique, au nord de la Somme, qui débuta à la fin du mois de juillet, la 174e compagnie de tunneliers fut transférée à Bray, au sud d’Albert (Somme). Guidé par les sapeurs français, Laurence Hill découvrit une géologie complètement différente de celle dans laquelle les unités de tunneliers combattaient depuis leur création. Au Tambour du Clos, comme dans le reste de la Picardie et de l’Artois, le sous-sol est constitué d’un haut plateau de craie qui affleure pratiquement selon les endroits. L’utilisation de la pioche remplaça la technique de creusement de Norton-Griffiths, impossible à mettre en œuvre dans ce substrat dur. La 174e compagnie manquait toujours de tunneliers à cette période. De nouvelles recrues arrivaient chaque jour en provenance de Grande-Bretagne, sans aucun entraînement et sans aucune connaissance de la vie militaire. Les effectifs de la 174e étaient pourtant insuffisants pour poursuivre les opérations souterraines des Français dans ce secteur. La situation ne s’améliora pas malgré la création de deux nouvelles compagnies. Placées temporairement sous l’autorité du génie français, la 178e compagnie de tunneliers ne rassembla qu’un noyau de deux officiers et de 130 hommes, qui rejoignit la 174e au Tambour du Clos, tandis que la 179e ne comprenait que deux officiers et 80 hommes, qui se mirent au travail à La Boisselle, au nord d’Albert. Les Français furent alors obligés de laisser leurs unités de sapeurs combattre aux côtés de leurs alliés pour plusieurs mois encore.
Les autorités militaires n’eurent pas beaucoup de solutions pour combler les rangs des différentes compagnies de tunneliers. Les soldats d’infanterie furent même mis à contribution pour assister les équipes sous terre[18]. Près de 1 000 soldats pouvaient ainsi être attachés à une seule compagnie. Ces hommes ne remplacèrent toutefois pas les tunneliers au creusement ; ce travail devait rester dans les mains de spécialistes. De nouvelles unités étaient toujours en cours d’organisation durant le mois de septembre, mais les opérations souterraines sur le front nécessitaient toujours plus de tunneliers. Londres trouva rapidement une solution évidente en se tournant vers ses Dominions, ces états indépendants au sein de l’Empire britannique, dont l’activité minière occupait une part importante de la population, représentant une force combattante en sommeil. Le 10 septembre 1915, le ministère de la Guerre, à Londres, lança un appel aux gouvernements du Canada, d’Australie, de Nouvelle-Zélande et d’Afrique du Sud pour demander la formation de compagnies de tunneliers d’outre-mer[19]. Le Dominion de Nouvelle-Zélande y répondit le premier.