— Chapitre 8 —
Au nez et à la barbe des Allemands
Tandis que Lofty promenait le faisceau lumineux de sa lampe le long des parois de la cavité, Jim fut intrigué par un nombre gravé dans la craie. La date de 1314 était bien visible et le sapeur se demandait ce qui avait pu se passer à cette année-là[1]. En rejoignant ses camarades, Jim fut saisi par le spectacle fascinant qu’offrait une vaste salle soutenue par d’épais piliers de calcaire carrés. À plus de vingt mètres sous la ville d’Arras, l’air était plutôt frais. De l’eau ruisselait le long des parois. Par endroit, d’imposants blocs s’étaient détachés du plafond. Plus loin, d’autres fragments menaçaient de tomber. Un puits circulaire dont le sommet était soigneusement comblé apparut au-dessus des tunneliers. Cet accès vers la surface avait été utilisé au Moyen-Âge lorsque les carriers extrayaient dans le terrain même les pierres qui servaient à élever les constructions. Les bancs, c’est-à-dire les blocs de calcaire, étaient tirés pour être remonter bruts ou débités. Selon les circonstances, les ouvriers avaient aménagé une route soutenue, de place en place, par des piliers et, quand la veine était épuisée, ils opéraient de la même façon à un autre endroit. Tous ces travaux qui durèrent jusqu'au XVIIIe siècle, formèrent de nombreuses cavités isolées, tantôt assez basses et étroites, tantôt constituées de salles hautes et spacieuses.
Déjà au début de la guerre, les habitants d’Arras s’étaient réfugiés dans les caves des maisons qui en possédaient, notamment autour de la Grand Place et de la Petite Place, ainsi que dans les rues adjacentes. Ces abris de fortune accueillirent ensuite les soldats français qui s’installèrent également dans des cavités plus profondes. L’armée française tenta très tôt de trouver et de récupérer d’autres souterrains. D’anciennes carrières d’extraction furent ainsi découvertes sous la route de Bapaume, à l’est de la ville. Lorsque les Britanniques relevèrent les troupes françaises à Arras, en février 1916, elles réutilisèrent ces abris. Pourtant, il fallut attendre le début de l’automne pour qu’une rumeur grandissante révéla l’existence de carrières souterraines sous la ville elle-même. Ce fut à la compagnie de tunneliers néo-zélandais que revint la tâche de rechercher ces cavités. Les efforts de Jim et de ses compagnons furent récompensés par la découverte de plusieurs carrières sous deux axes de communication majeurs vers le front situé à l’est du centre-ville, l’un sous la route de Cambrai, dans le faubourg Saint-Sauveur, et le second plus au sud, sous la route de Bapaume, dans le faubourg Ronville [Carte 8]. Cette particularité du sous-sol vint bouleverser les projets de l’armée britannique qui souhaitait mener une offensive à l’est d’Arras, à la fin du mois d’octobre 1916[2].
Le plan initial prévoyait l’utilisation de sapes russes, des tunnels étroits creusés à quelques centimètres sous la surface du no man’s land et débouchant devant les lignes ennemies. Le jour de l’attaque, les troupes devaient pénétrer dans ces galeries et surgir devant les tranchées adverses. Les Néo-Zélandais avaient déjà commencé les travaux dans les secteurs H et I lorsque les premières carrières souterraines furent découvertes. Les sapes russes furent rapidement abandonnées et les cavités donnèrent naissance à un plan plus ambitieux pour rompre la ligne de front allemande, située à trois kilomètres à peine à l’est du centre de la ville. L’armée britannique projetait d’utiliser la proximité de ces carrières avec le front pour loger ses soldats et, surtout, pour créer deux immenses souterrains, directement inspirés des sapes russes, pour rejoindre le front allemand. Les travaux furent confiés à deux compagnies de tunneliers. L’unité néo-zélandaise, constituée d’un peu plus de 300 hommes, fut chargée de connecter les carrières du côté de Ronville, tandis que deux sections, d’environ 140 hommes, de la 184e compagnie de tunneliers durent réaliser les travaux de connexion du côté Saint-Sauveur. L’attaque projetée par les Britanniques à Arras s’inscrivit bientôt dans l’organisation d’une offensive alliée plus importante qui devait être lancée au début de l’année 1917. Le général Haig, commandant-en-chef des armées britanniques, et son homologue français, le général Joffre, convinrent de sa nécessité lors d’une rencontre inter-alliée à l’hôtel du Grand Condé, à Chantilly, le 15 novembre 1916[3]. Mais l’éviction de Joffre et son remplacement par le général Robert Nivelle, à la fin du mois de décembre, changea radicalement le plan d’attaque. Les troupes britanniques virent leur rôle réduit. Elles ne mèneraient plus qu’une offensive de diversion au printemps 1917. Cette action devait attirer les réserves de l’armée allemande de l’Aisne, permettant aux Français d’attaquer entre Soissons et Reims, facilitant ainsi la rupture des lignes ennemies[4].
L’équipe de Jim n’était pas descendue, au matin du 16 novembre 1916, dans l’une des carrières sous la route de Bapaume pour jouer les spéléologues amateurs. Comme le reste des équipes de la 1re section, elle devait ouvrir les cavités vers la surface et créer plusieurs voies d’accès pour faciliter la circulation vers le sous-sol. Les hommes étaient à l’abri sous terre alors que les premières neiges commençaient à tomber à la surface. L’unité accueillit le 17 novembre un petit groupe du 2e renfort de tunneliers néo-zélandais, qui était arrivé en France au début du mois et était cantonné au camp d’Étaples. Il s’agissait des tout premiers Néo-Zélandais recrutés après le départ du corps principal et du 1er renfort en décembre 1915. Le lendemain, 52 autres hommes vinrent compléter les rangs de la compagnie. L’arrivée de ces recrues fut l’occasion d’avoir des nouvelles récentes du pays pour les hommes du corps principal et du 1er renfort partis depuis près d’un an. Elle donna surtout une énergie nouvelle à la compagnie. Les nouveaux étaient de bons mineurs aux dires des officiers[5]. Jim le pensait aussi, lui qui avait accueilli dans son équipe un gars de la côte ouest de l’île du Sud, surnommé Sharkey[6]. Les hommes travaillaient activement à leur nouvelle mission et le 22 novembre, ils creusèrent près de 73 mètres de tunnels aidés de foreuses et de charges explosives[7] : la meilleure distance de creusement à ce jour. Le record tomba déjà le lendemain. Les tunneliers percèrent le calcaire de quelques centimètres de plus. Les premières galeries apparurent.
Sous le faubourg Saint-Sauveur, les 2e et 4e sections de la 184e compagnie de tunneliers ne se mirent à l’œuvre qu’à partir du 28 novembre. L’unité complète avait pris la suite des Néo-Zélandais dans le combat sous terre à Chantecler. Elle ne put affecter deux de ses sections à la connexion des carrières que fin novembre le temps d’organiser ses opérations au nord d’Arras. Moitié moins nombreux que leurs homologues des antipodes, les Britanniques héritèrent de la connexion du réseau composé des plus petites carrières souterraines. Le système Saint-Sauveur présentait en effet une série de petites cavités qui suivaient le tracé de la route de Cambrai alors que, du côté Ronville, les carrières étaient beaucoup plus vastes, mais aussi plus éloignées les unes des autres[8]. Les forces furent donc partagées selon les travaux à mener. Bien que les tunneliers des deux unités travaillaient indépendamment, ils adoptèrent le même rythme de travail. Les deux sections de la compagnie britannique passèrent sur le schéma des trois-huit des Néo-Zélandais[9]. Tous utilisèrent les mêmes dimensions de galeries mesurant près de 2 mètres de haut sur un peu plus de 1,20 mètres de large. À peine arrivés à Arras, les tunneliers britanniques découvrirent une nouvelle carrière près du front. Le jour suivant, un de leurs tunnels s’ouvrit subitement sur une cavité non-répertoriée leur faisant gagner près de 30 mètres. Néanmoins, une autre carrière, pas suffisamment profonde et présentant un risque en cas de bombardement, fut abandonnée et un nouveau tunnel dut être creusé pour relier la prochaine cavité.
Comme dans la guerre souterraine, des soldats volontaires, issus des régiments en place dans le secteur, rejoignirent les équipes de tunneliers. Beaucoup étaient des « Coqs », sobriquet donné aux soldats dont la taille était inférieure à celle en vigueur dans l’armée britannique, que les tunneliers avaient déjà eu l’occasion de rencontrer dans les tranchées de Chantecler. Cette fois, les Coqs étaient issus pour la majorité du 17e régiment du West Yorkshire. Encouragés par la promesse d’une ration journalière double, les soldats d’infanterie avaient été nombreux à se proposer pour un travail de creusement top secret. Les volontaires furent triés grâce à leur livre de paye qui devait indiquer la profession de mineur. Une fois avec les tunneliers, les hommes ne virent jamais la ration supplémentaire promise. Les Néo-Zélandais, déjà témoins des mauvaises conditions de vie de ces soldats à Chantecler, entreprirent une grève officieuse à la mi-décembre au moment où ils établissaient un nouveau record de creusement à plus de 100 mètres par jour. Sous l’impulsion des syndicalistes présents dans la compagnie, ils ralentirent peu à peu leur creusement n’avançant plus que de 80 mètres en une journée[10]. Après quelques jours passés à creuser tranquillement, les officiers britanniques cédèrent à la demande des Néo-Zélandais. Plus que les conditions de vie, c’était le mépris des officiers pour leurs propres soldats qui révoltait Jim et ses compagnons. À plusieurs reprises, Jim nota que les soldats devant travailler dans son équipe de nuit, étaient amenés bien avant l’heure par leur officier[11]. Celui-ci les laissait attendre dans le froid tandis qu’il les abandonnait pour passer la soirée ailleurs. Pour manifester leur mécontentement, Jim, comme d’autres tunneliers, prirent la mauvaise habitude de ne plus saluer les officiers des Coqs. Le général Allenby, commandant-en-chef de toutes les troupes du secteur d’Arras, déposa immédiatement une réclamation auprès du major Duigan l’accusant de laxisme dans ses rangs. Duigan lui donna le choix entre discipline et travail. Mais, si Allenby optait pour la discipline, le creusement baisserait encore et les carrières ne pourraient être prêtes à temps. Le général céda.
Un groupe de Néo-Zélandais expérimentés rejoignit également les tunneliers alors que les deux immenses tunnels prenaient forme en direction du front. Le 9 décembre, un détachement de 43 hommes du bataillon de pionniers maoris arriva à Arras sous l’autorité du lieutenant Delautour[12]. Les Maoris reçurent la mission de niveler le sol des cavités. Ils devinrent rapidement de grands favoris. Travailleurs acharnés, ils apportèrent une force de travail qui devint immédiatement indispensable. Toujours de bonne humeur, ils faisaient rire tout le monde et furent vivement regrettés lorsqu’ils furent rappelés dans leur unité. Les Néo-Zélandais d’origine européenne et d’origine maorie se rapprochèrent rapidement partageant bien souvent leur temps de repos dans des caves d’Arras où les bouteilles de vin et de champagne, découvertes au hasard ou achetées cinq francs dans les petits commerces de la ville, firent le bonheur des hommes. À d’autres occasions, ils se rassemblèrent au cantonnement des pionniers, aménagé dans un ancien estaminet, où l’épave d’un piano devint l’attraction favorite des Maoris[13]. Les relations étaient encore meilleures lorsqu’il s’agissait de dérober du bois aux soldats du génie britannique. En effet, le grand nombre de travaux souterrains avait engendré une pénurie. Les Maoris avaient le don d’en subtiliser avec une grande efficacité. Et lorsque l’un d’eux était pris en flagrant délit de vol par un officier anglais en colère, le Maori feignait de ne pas comprendre la langue de Shakespeare[14]. Les tunneliers néo-zélandais firent aussi les frais de ces chapardages. Un officier de l’unité avait ainsi amassé un beau lot de planches. Le bois fut descendu avec précaution par un puits mais, en y arrivant à son tour, le gradé n’en trouva aucune trace. Seul au-dessous du puits, l’officier restait perplexe sur sa mystérieuse disparition. Quelques Maoris qui travaillaient là, avait vu le bois descendre. Aussitôt, ils avaient appelé leurs camarades pour le ramasser. Lorsque l’officier était arrivé dans la carrière, les Maoris l’avait déjà utilisé pour leur propre besoin[15].
À la fin décembre, les Néo-Zélandais creusaient avec un tel acharnement que le réseau Ronville était pratiquement achevé. Les corps étaient mis à rude épreuve. Des douleurs au dos réapparurent chez Jim qui continua pourtant son travail sans se plaindre. Aucun repos ne fut accordé pour les fêtes de fin d’année. Noël et Nouvel An furent passés sous terre. Les tunneliers commencèrent l’installation de câbles pour fournir les cavités en électricité. De fortes pluies s’abattirent sur Arras. Si, du côté Ronville, les Néo-Zélandais étaient à l’abri, les carrières du côté Saint-Sauveur, bien moins profondes, furent bientôt inondées. L’eau qui ruisselait depuis la surface, causa l’éboulement de quelques parties du ciel des galeries et des cavités. Les hommes de la 184e compagnie durent poursuivre leur travaux avec une grande prudence. Au tout début du mois de janvier 1917, le système des Néo-Zélandais était prêt alors que le major Duigan, appelé à une autre mission, passa le commandement au capitaine Vickerman. La jonction avec les égouts avait déjà débutée, mais de nombreux travaux retardaient le creusement. Les près de 2,3 kilomètres de galeries percées avaient créé une ventilation naturelle d’air qui provoqua des chutes de pierre et des effondrements répétés. L’équipe de Jim et de Lofty dut nettoyer les dégâts et étayer les parties les plus fragiles[16]. Le reste des hommes relaya les tunneliers britanniques dans une cavité isolée, située à l’angle des rues Saint-Quentin et du Temple [Carte 8]. Cette carrière, à l’initiative du colonel du corps des médecins, A.G. Thompson, était destinée à devenir un hôpital avancé. Le 22 janvier, les hommes de la 184e compagnie de tunneliers donnèrent le système Saint-Sauveur, terminé rapidement, à l’unité néo-zélandaise. Plus court, il avait nécessité tout de même le creusement de deux kilomètres de tunnels. Le travail des Britanniques ne satisfit pas les Néo-Zélandais qui durent revoir l’étayage des carrières et terminer la connexion du souterrain avec les égouts.
Que ce soit sous le faubourg Saint-Sauveur ou sous le quartier Ronville, le réseau était devenu un véritable labyrinthe. Les officiers de la compagnie néo-zélandaise décidèrent d’imiter leurs homologues de la 184e compagnie de tunneliers qui avaient donner des noms de ville de Grande-Bretagne à chacune des cavités sous le faubourg Saint-Sauveur[17]. Le long du tunnel principal se trouvait les carrières de Glasgow, Edimbourg et Carlisle où le système se divisait en deux : une voie, composée des caves Liverpool, Chester, Belfast et Portrush, revenait vers la ville, l’autre, constituée des cavités Crewe, Chatham, Manchester, Londres et Leicester, continuait vers le front [Carte 9]. Les Néo-Zélandais attribuèrent logiquement des noms de villes de leur Dominion. En direction de la première ligne britannique, le système comprenait neuf carrières appelées comme suit : Russell, Auckland, New Plymouth et Wellington, symbolisant l’île du Nord de la Nouvelle-Zélande, puis Nelson, Blenheim, Christchurch, Dunedin et Bluff, représentant l’île du Sud. À la différence du réseau Saint-Sauveur, la répartition suivait ici un ordre géographique, reprenant le nom de villes qui composent la Nouvelle-Zélande du nord au sud [Carte 9]. Les noms furent peints en noir à même les parois et fléchés pour simplifier l’orientation. Chaque carrière avait également été découpées en différentes zones, du nord au sud, selon un quadrillage précis, réalisé à partir des piliers de craie qui supportent le plafond. Afin de faciliter l’acheminement de matériel vers le front, une voie de chemin de fer de 60 centimètres fut d’abord posée à l’intérieur du système Ronville, puis le long du réseau Saint-Sauveur. Plusieurs quais furent aménagés à intervalles réguliers pour permettre le chargement et le déchargement des wagonnets. Une ligne fut même installée dans les égouts et connectée aux deux autres voies. L’électrification progressive permit la mise en place d’un faible éclairage. Un essai concluant, conduit début février dans le tunnel reliant Nelson à Christchurch[18], lança l’installation de 1 468 ampoules dans le réseau Ronville et de 324 autres dans le système Saint-Sauveur. La circulation fut dès lors plus aisée dans les galeries et les carrières. Une pénurie de câble électrique retarda toutefois la fin des travaux jusqu’au début du mois d’avril du côté Saint-Sauveur.
Les tunneliers de la 4e section commencèrent à relier toutes les caves des maisons autour de la Grand place et de la Petite place le 2 février [Carte 9]. La Porte de fer, située rue du Saumon, devint l’entrée principale du système souterrain. Les hommes travaillaient sans arrêt et sur un rythme régulier[19]. Jim était à bout de force. Son dos le faisait souffrir terriblement. Le sapeur se résolut à consulter l’un des membres de l’équipe médicale de son unité, le docteur Richards, qui l’ausculta et lui décela une hernie ; un diagnostic que Jim connaissait déjà. Il fut mis au repos et envoyé quelques semaines à l’hôpital[20]. Les travaux divisèrent les effectifs de la compagnie. Un premier groupe continuait les aménagements dans l’immense souterrain. Un deuxième avait rejoint la ligne de front à la sortie du réseau Saint-Sauveur pour préparer les galeries qui passeraient sous le no man’s land. Enfin, un troisième avait été replacé à Blangy, au nord-est d’Arras, pour creuser, en vue de l’offensive, un tunnel de communication vers les tranchées allemandes. La partie du front située entre les deux réseaux souterrains, ainsi que la portion avant du système Ronville furent remises à la 179e compagnie de tunneliers, le 9 février.
Le groupe de Maoris quitta les tunneliers le 27 février. La veille de leur départ, l’infanterie britannique avait réalisé un raid sur le front et capturé quelques soldats adverses. Alors que les Maoris assistaient au retour des hommes, un sergent amena un prisonnier. Les Maoris qui jusqu’alors n’avaient jamais vu d’Allemand, s’approchèrent avec un grand intérêt. Ils tournèrent autour de lui avec la même attitude que durant le haka, la danse guerrière maorie : les yeux s’agrandirent, la langue sortit de la bouche et le visage se chargea d’expressions inspirant la peur à l’adversaire. Les officiers de l’unité de tunneliers se demandèrent si ce spectacle n’était pas en lien avec un communiqué allemand accusant les Britanniques d’employer des Néo-Zélandais cannibales sur le front ! Dans tous les cas, les Allemands étaient bien renseignés sur les Maoris et sur un aspect de leur culture très répandue dans leur société pré-européenne : le cannibalisme. Les Britanniques avaient découvert cette pratique avec l’exploration des îles du Pacifique Sud au XVIIIe siècle. Cette coutume s’était perpétuée jusqu’aux guerres de Nouvelle-Zélande (1845-1872), durant lesquelles les Maoris tuaient et mangeaient leurs ennemis pour mieux les punir de leur défaite[21]. La mort n’était pas suffisante à leurs yeux. Ils voulaient réduire leur adversaire à l’état d’excrément, une humiliation suprême. Mais, avec la domination des Européens, ces pratiques avaient rapidement été abandonnées et n’avaient plus cours à la fin du XIXe siècle. Ces accusations étaient surtout mises en avant pour diaboliser l’armée britannique.
À l’extrémité du réseau Saint-Sauveur, plusieurs galeries qui permettraient aux soldats de rejoindre les tranchées adverses le jour de l’offensive, étaient en cours de creusement. Se trouvaient, du nord au sud, les sapes russes I56, I54, I51 et I50 [Carte 9]. Percés à quelques mètres sous la surface, les tunnels furent difficiles à repérer. Les mineurs allemands croyaient en effet avoir affaire à des galeries de mine beaucoup plus profondes. En approchant du côté adverse, les tunneliers redoublèrent de précaution et tentèrent de travailler le plus silencieusement possible. Les Allemands étaient actifs en face des sapes I56 et I50, mais n’arrivaient pas à les localiser. Le 23 février, ils tirèrent des obus dont l’un d’eux tomba au-dessus de I54[22]. La galerie ne subit aucun dommage, mais les étais et les couvertures en bois furent pulvérisés par l’explosion. L’infanterie britannique fut envoyée à l’attaque trois jours plus tard entre Blangy et le faubourg Saint-Sauveur. Si l’assaut fut une réussite, les Allemands se vengèrent en reprenant les bombardements. Un mortier frappa l’entrée de I54 et deux hommes furent blessés. Une accalmie permit aux tunneliers de commencer une nouvelle sape, I57, au nord de I56 [Carte 9]. L’artillerie britannique tenta de répliquer aux tirs ennemis, mais commit une erreur lorsqu’un mortier de 30 kilogrammes vint détruire I54[23]. La galerie s’effondra sur six mètres, tuant un soldat d’infanterie employé comme Treillis. Les Allemands ne découvrirent pas la sape, pourtant mise au jour sous leurs barbelés, et se concentrèrent sur des tirs de mortier. L’un d’eux explosa sur la nouvelle sape I57, blessant deux tunneliers[24]. Les Néo-Zélandais se retrouvèrent pris entre les belligérants au milieu du no man’s land à la merci de leurs actions. Le 13 mars, les Allemands prirent les Britanniques par surprise. Ils investirent les tranchées et firent une reconnaissance des entrées qui menaient vers le réseau Saint-Sauveur. Deux jours plus tard, un nouvel assaut eut lieu qui donna l’occasion aux Allemands de poser des mines portables dans les accès souterrains qu’ils avaient aperçus[25]. L’entrée de I56 fut détruite. Deux autres mines qui avaient été lancées dans un autre accès, ne firent aucun dégât. Trois autres charges furent découvertes dans une troisième entrée. Malgré ces infiltrations dans les tranchées britanniques, le plan d’attaque était toujours sauf.
Toutefois, entre le 14 et le 16 mars 1917, l’armée allemande effectua un retrait stratégique sur la ligne Hindenburg, une tranchée fortifiée située derrière le front existant. Ce repli mit en péril les desseins de l’armée britannique. L’idée de cette ligne forte avait vu le jour durant la bataille de la Somme (du 1er juillet au 18 novembre 1916). D’abord vue comme une mesure de sécurité, la ligne Hindenburg devint vite une position de repli stratégique. Les troupes allemandes étaient alors en difficulté dans la Somme. Elles n’étaient plus en position de tenir leurs tranchées. Bien que les pressions britanniques furent moins fortes et plus éparses, la situation restait précaire pour les Allemands. Les rumeurs d’une offensive française dans l’Aisne s’amplifièrent. L’état-major allemand ne prit aucun risque et ordonna le repli. La ligne de front resta inchangée au nord d’Arras mais, à partir de la route de Cambrai, elle s’éloigna de plus en plus des tranchées britanniques[26]. Les Allemands ne furent pas conscients qu’ils venaient de mettre un frein au plan d’attaque britannique depuis le sous-sol d’Arras. Un seul réseau était encore utilisable. À un mois du début de l’offensive, le coup était dur pour les Britanniques qui pouvaient désormais avancer jusqu’aux anciennes tranchées allemandes. Le système Ronville ne permettait plus de sortir devant les tranchées adverses, mais de surgir dans les nouvelles lignes arrières britanniques !