— Chapitre 4 —

Interlude en Cornouailles

Le Ruapehu accosta dans le port de Plymouth, sur les côtes de la Grande-Bretagne, à la mi-journée du 3 février 1916. La fin du voyage se passa sans aucun incident. Pour les tunneliers, l’excitation du débarquement se mêla à la tristesse de quitter le navire. Leur compagnie débarqua sans tarder sous une pluie battante, direction la gare pour rejoindre Falmouth, une ville côtière située à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Plymouth, où se déroulerait la dernière phase de l’entraînement.

Jim avait quitté précipitamment le Ruapehu, désolé que les adieux avec l’équipage et son capitaine n’aient pu être prolongés. Dégoulinant d’eau, comme ses camarades, il attendait l’arrivée du train. Alors qu’il regardait quelques gamins tentant d’escroquer quelques camarades en leur proposant une tasse de thé qu’ils ne verraient jamais, un coup de coude de Lofty attira son attention sur une vision inattendue[1]. Une bonne douzaine de jeunes femmes s’était agglutinée à la fenêtre d’une usine, située en face du quai, faisant des signes de la main et adressant des sourires aux Néo-Zélandais[2]. Jim et Lofty se mirent à les acclamer entraînant leurs camarades dans un brouhaha de cris et de sifflements que seul le bruit de l’arrivée du train réussit à étouffer. Les hommes s’entassèrent dans les wagons dans la bonne humeur, les visages rieurs rivés du côté de l’usine.

À Falmouth, un somptueux dîner d’accueil, organisé par la municipalité, fut offert à toute la compagnie. La bière fut remarquable et remarquée ; les serveuses également[3]. Le sous-lieutenant Neill, qui avait trouvé l’ambiance assez bonne sur le navire, semblait désormais trouver les semaines du long voyage bien monotone au contact de la gente féminine. Fêtant leur retour à terre en grande pompe, quelques hommes donnèrent de la voix en entonnant un air composé à bord du Ruapehu par Johnny Cullen et mis en musique par le sergent Parnell. Après le repas, l’unité traversa la ville en rang pour rejoindre le camp de Hornwork, installé sur un promontoire, au pied du château de Pendennis construit sous Henri VIII. Fatigué par la soirée mouvementée, Jim rejoignit son cantonnement pour s’y installer et se glisser sous les couvertures. À peine leurs supérieurs avaient-ils tourné les talons que Lofty et quelques membres de son équipe quittèrent le camp pour aller continuer la fête en ville. La nuit suivante, Jim se joignit à ses compagnons conquis par le récit de leurs aventures où, plus que tout, les filles étaient le centre d’intérêt. Si le petit groupe de sapeurs ne se fit pas prendre à son retour au camp, d’autres eurent moins de chance. Les sanctions tombèrent rapidement. Les absences sans permission et les états d’ébriété se multiplièrent à tel point que le sergent britannique en charge de la surveillance fut dépité de l’indiscipline des Néo-Zélandais[4]. L’enceinte du camp était pourtant surveillée en permanence, de jour comme de nuit. Des sentinelles furent même postées sur les routes menant au camp de Hornwork. Rien n’y faisait, les tunneliers trouvaient toujours le moyen de sortir et à toute heure. La meilleure prise de la police du camp resta un groupe de 17 hommes qui n’avait pas répondu présent lors de l’appel du soir le 14 février[5]. Le lendemain, ceux-ci furent confinés dans leur baraquement pour plusieurs jours. Les sanctions retinrent certains de passer à l’acte, mais d’autres continuèrent d’enfreindre les ordres. Les responsables de la police décidèrent de donner de plus lourdes sanctions. À partir du 15 février, les récidivistes ou les cas les plus graves – absence de plus de deux jours – eurent des retenues sur leur solde[6]. La sévérité des punitions fit baisser radicalement le nombre d’absents sans permission. Quatre cas furent encore découverts le lendemain mais, dès le 17 février, ils furent isolés. Les tunneliers n’étaient pourtant pas prisonniers. Si leur condition de militaire les ordonnait à rester au camp la semaine, les Néo-Zélandais avaient droit à des permissions le week-end.

Plutôt que de passer ses samedis après-midis et ses dimanches à traîner dans les pubs de Falmouth, Jim préféra se joindre au sergent Tom Jones et au caporal-suppléant Francis Clifford. Tous trois partirent sur les routes et visitèrent la cathédrale de Truro ainsi que d’autres curiosités locales. L’engagement de Jim dans l’armée représentait une chance de vivre une aventure hors du commun aux antipodes du Dominion. Ce fut une opportunité dont il sut profiter. Plus que n’importe qui, Jim appréciait ces moments de découvertes, lui qui avait tenté le tout pour le tout pour rejoindre les rangs des tunneliers. Chaque jour comblait davantage sa curiosité. Avec ses compagnons, il découvrit le Bassett Arms, un hôtel et pub logé dans la vallée de Portreath, à quelques centaines de mètres à peine de la plage. Sympathisant rapidement avec la propriétaire et ses deux filles, Tom, Francis et Jim revinrent les voir tous les week-ends jusqu’à leur départ pour la France. Dans l’atmosphère feutrée de la salle du Bassett Arms, ils passèrent d’agréable soirée auprès de l’âtre de la cheminée en compagnie de locaux. Au fils des permissions, le sergent Jones devint de plus en plus proche de l’une des filles. Il ne fut pas le seul à s’engager dans une relation. Lofty aussi s’amouracha d’une Anglaise qui lui envoyait déjà des cadeaux au camp. Il reçut un jour un mouchoir sur lequel étaient brodées les paroles d’une chanson très connue des soldats du Commonwealth, « Keep the Home Fires Burning »[7], écrite par Lena Ford et mise en musique par Ivor Novello[8]. Lofty la chanta à plusieurs reprises avec son compère Jim dans leur baraquement. Les paroles, que Lofty garda en permanence sur lui, trouvèrent une résonance plus particulière pour lui et ses camarades car comme le dit la chanson :

Bien que vos gars soient partis,
Ils rêvent du pays.
Une lueur d’espoir
Brille dans le ciel noir,
Chassez les nuages lourds
Jusqu’à leur retour.

Au camp de Hornwork, le programme de l’entraînement se concentra toujours sur les révisions de l’ordre serré, de la marche et des exercices au fusil. Il fut assuré le matin et l’après-midi par les sergents O’Brien, Mahony et Blight, trois instructeurs anglais du 7e royal de fusiliers, un régiment d’infanterie d’élite de l’armée britannique, détachés auprès de la petite unité néo-zélandaise[9]. O’Brien devint l’instructeur le plus populaire parmi les tunneliers. L’homme possédait une poigne de fer et un tempérament bien trempé. Les exercices qu’il dirigeait, furent menés à un train d’enfer, sous une pluie d’ordres criés et hurlés à tout va[10]. Lorsque l’instructeur remarquait des recrues qui ne suivaient plus ses ordres pendant le défilé, son visage devenait alors écarlate. Il criait encore plus fort pour les sermonner. Les tunneliers suivirent difficilement cette formation redoutable. Un jour, lors d’un exercice d’ordre serré, O’Brien fit marcher près de 100 hommes autour de la cantine du camp. Le groupe marchant de plus en plus vite tournait et tournait encore. À chaque tour, un tunnelier exténué sortait des rangs pour s’effondrer à terre. L’exercice finit avec seulement 25 hommes[11]. L’instructeur en demandait beaucoup à des recrues à peine formées et restait consterné par leur manque de pratique[12]. Pour lui, les Néo-Zélandais n’étaient pas des soldats et ne le seraient jamais. Cependant, O’Brien avait bon espoir que les tunneliers fussent compétents pour la mission à laquelle ils étaient destinés.

Les officiers de l’unité possédaient une haute opinion de leurs hommes sur leur capacité à creuser des galeries. D’après le sous-lieutenant Neill, personne ne pouvait le leur enseigner[13]. Combattre sous terre ne se résumait pourtant pas à ce seul travail. Le ministère de la Guerre, à Londres, n’avait pas changé ses plans depuis qu’il avait prévu, faute d’instructeur qualifié en Nouvelle-Zélande, un entraînement à la guerre souterraine pour les Néo-Zélandais. Cependant, celui-ci ne pourrait pas avoir lieu avant que la compagnie ait rejoint le front. Toutes les écoles des mines, nouvellement créées et encore peu nombreuses, n’étaient présentes qu’en France. Elles furent formées à cause du nombre croissant de blessés par inhalation de monoxyde de carbone, libéré lors d’une explosion souterraine, à l’été 1915. Si leur enseignement fut limité dans un premier temps au secours sous terre, il fut complété des rudiments du travail des tunneliers au début de l’année 1916. En attendant, le programme d’entraînement à Falmouth instaura des exercices sur le terrain, pelle et pioche en mains pour former les tunneliers à la réalisation de divers travaux du génie militaire imposés par la guerre de position. Jim, Lofty, George, Gerald et le reste des hommes des 1re et 2e sections débutèrent ensemble cette formation inédite qui se déroulait à partir de 20 heures 30, et durait une grande partie de la nuit pour se terminer aux environs de 4 heures 30. Ils travaillèrent au creusement de tranchées et à la création de positions fortifiées durant deux nuits consécutives avant de laisser la place à leurs compagnons des 3e et 4e sections pour les deux nuits suivantes. Le même roulement fut instauré chaque semaine, tout au long du mois de février, en changeant simplement le passage des sections. George et Gerald passèrent leur temps dans une tranchée qu’ils avaient commencée à creuser et dont ils poursuivirent l’aménagement. Ils reçurent également un cours pratique sur l’utilisation des explosifs et furent mis en présence de véritables charges. Les officiers leur rappelèrent les précautions d’usage afin d’éviter un accident.

À la fin du mois de février, la compagnie se prépara à faire son dernier trajet vers la guerre. Les tunneliers reçurent leur équipement de creusement et organisèrent leur paquetage. Le corps d’intendance militaire, attaché à l’unité, réceptionna des camions, des motos et des chevaux qui seraient utiles en France. Le haut-commissaire de Nouvelle-Zélande à Londres, le plus haut diplomate en charge des missions plénipotentiaires, Sir Thomas McKenzie, passa en revue les tunneliers peu avant leur départ. Il leur transmit le message du ministre de la Guerre britannique, Lord Kitchener, de faire « honneur aux traditions de l’ANZAC »[14], le corps expéditionnaire australien et néo-zélandais qui s’était battu et avait subi de lourdes pertes à Gallipoli. Un officier et 69 hommes restèrent à Falmouth comme renforts. Ils furent ensuite transférés au dépôt de commandement de la force néo-zélandaise à Hornchurch, à l’est de Londres. Pour Jim et ses camarades, les adieux furent émouvants. Le 7 mars 1916, la compagnie quitta le camp de Hornwork sous les regards de leurs trois instructeurs anglais et de quelques hommes du 7e royal de fusiliers. Toute la ville fut rassemblée sur son passage pour l’applaudir et l’encourager. L’unité fut entraînée vers Southampton où ses hommes embarquèrent sur un ferry le 9 mars à 17 heures. Après quelques heures d’une nuit froide passée sur la Manche, la compagnie de tunneliers néo-zélandais arriva dans le port du Havre à minuit[15]. Elle devint la première unité de Nouvelle-Zélande à rejoindre le front occidental. Elle débarqua surtout au moment où la situation sous terre était loin d’être satisfaisante pour l’armée britannique.

De nouveaux combattants souterrains prenaient encore position le long de la ligne chaque semaine, alors que l’équipement et l’administration des compagnies s’amélioraient de jour en jour. Depuis l’annonce de la formation de l’unité de tunneliers néo-zélandais, la Grande-Bretagne avait réussi à lever encore neuf compagnies supplémentaires. Le Canada forma même une unité directement dans les tranchées en attendant l’arrivée des deux autres corps formés au Dominion. Le personnel fut repéré dans les deux divisions canadiennes déployées en France et transféré dans la 3e compagnie de tunneliers canadiens, devenant la première unité des Dominions en action sur le front occidental, à Sainte-Marie-Cappel, au sud de Cassel (Nord), à la fin de l’année 1915. Des systèmes souterrains défensifs n’avaient été construits qu’à quelques endroits stratégiques. Sur le reste de la ligne, les tunneliers étaient pris dans des opérations locales décousues où l’ennemi avait bien souvent le dessus, mais sans portée stratégique[16].

Notes

1. Imperial War Museum, Documents.11515, Les mémoires de la Première Guerre mondiale de James Williamson, 1re partie, f° 15, « Alors que nous attendions à la gare, des garçons sont venus et nous ont demandé si nous voulions une tasse de thé. Nous avons donné aux enfants nos gamelles […] et nous n’avons jamais vu le thé. »

2. Ibid., « En face de la gare se trouvait une usine. Une douzaine de filles sont venues à la fenêtre et nous ont fait de grands signes de la main. »

3. James Campbell Neill, The New Zealand Tunnelling Company, 1915-1919, Auckland, Whitcombe & Tombs, 1922, p. 14, « … un somptueux repas […] servi par tout ce que cette ancienne ville offrait de belle jeunesse. »

4. Imperial War Museum, Documents.11515, Les mémoires de James Williamson…, op. cit., 1re partie, f° 16, « … tous se sont faits pincer pour ivresse, désordre et langage obscène. Le sergent de la police a dit qu’il n’avait jamais rien entendu de pareil et je peux le croire. »

5. Archives de Nouvelle-Zélande, AD 1 Box 1073 39/188, Rapports de progression de la compagnie de tunneliers néo-zélandais. Emploi du temps, 2e partie, n°98, 15 février 1916.

6. Ibid.

7. En français : « Entretenir le feu de la maison ».

8. Imperial War Museum, Documents.11515, Les mémoires de James Williamson…, op. cit., 1re partie, f° 20, « … elle lui envoya un mouchoir avec le refrain écrit dessus. Nous l’avions dans notre baraquement toutes les nuits et à d’autres instants de la journée. »

9. James Campbell Neill, The New Zealand Tunnelling Company…, op. cit., p. 17.

10. Imperial War Museum, Documents.11515, Les mémoires de James Williamson…, op. cit., 1re partie, f° 20, « On n’oubliera jamais O’Brien quand il criait ».

11. Ibid.

12. Ibid., 1re partie, f° 17, « – Soldats, dit-il, je [O’Brien] suis dans l’armée depuis 20 ans et je n’ai jamais rien vu de pareil. »

13. James Campbell Neill, The New Zealand Tunnelling Company…, op. cit., p. 19.

14. Ibid., p. 20, « Transmettez, s’il vous plaît, mes meilleurs vœux aux Néo-Zélandais et dites leur que je suis sûr qu’ils feront honneur aux traditions de l’ANZAC. »

15. Archives nationales du Royaume-Uni, WO 95/407, Journal de guerre de la compagnie de tunneliers néo-zélandais, 9 mars 1916.

16. Grant W. Grieve et Bernard Newman, Tunnellers: The Story of the Tunnelling Companies, Royal Engineers, during the World War, Londres, Herbert Jenkins Limited, 1936, p. 107.