— Chapitre 2 —
En faire de bons soldats
Les instructeurs militaires du camp reprirent aussitôt en main le comportement des tunneliers. Ceux-ci n’étaient pas prêts de recommencer leurs écarts de conduite. La répression fut terrible : punition générale, exercices physiques plus nombreux, exigences accrues des instructeurs et sanctions disciplinaires pour les responsables. Les tunneliers durent suivre des cours de discipline militaire et d’esprit du soldat, qui avaient déjà été dispensés avant la permission mais qui n’avaient, semble t-il, pas été assimilés. Ils devaient prendre conscience qu’en endossant l’uniforme, ils représentaient bientôt la Nouvelle-Zélande en Europe. Leur comportement intolérable devait cesser immédiatement.
L’entraînement reprit le 15 novembre, là où il avait été laissé huit jours plus tôt. Les instructeurs firent réviser les acquis des quatre premières semaines. Chaque équipe de tunneliers dut recommencer les exercices de l’ordre serré depuis la base jusqu’au défilé. George Race et Gerald Punch, Jim Williamson et Lofty Howard, ainsi que leurs compagnons, en rangs, exécutèrent de nouveau les commandements de leur instructeur. Les « garde-à-vous ! », « repos ! », « saluez ! » et autres s’enchaînèrent de plus en plus rapidement. La marche fut la composante essentielle de la formation en novembre et les révisions permirent de revenir sur les déplacements des hommes, notamment avec changements de direction. Les exercices débutèrent sans arme, puis se poursuivirent avec le fusil Lee-Enfield, l’arme principale du combattant britannique.
Le fusil avait été introduit auprès des hommes après la deuxième semaine à Avondale. Un cours avait été dispensé pour présenter le Lee-Enfield et apprendre les différentes parties qui le constituaient. La connaissance de son arme était indispensable. Datant de 1907, le Lee-Enfield Mark 3 disposait d’un magasin de dix cartouches, pour une longueur de 1,10 mètres et un poids de 4 kilogrammes, totalisant une portée de tir utile d’environ 600 mètres et une portée théorique de plus de 2 700 mètres[1]. Au canon du fusil venait s’ajuster une baïonnette, un équipement à lame tranchante. Avant même de savoir l’utiliser, les recrues durent en connaître les moindres détails. Le fusil n’était pas qu’une arme, c’était également un mécanisme sophistiqué et précis d’une soixantaine de pièces qui nécessitait le plus grand soin. Après chaque utilisation et avant de partir en permission, il devait être intégralement nettoyé. L’activité était minutieuse et faite avec attention. L’arme était personnelle et ne devait pas être échangée ou abandonnée. Elle faisait partie intégrante du combattant qui devait toujours la tenir en main ou la porter en bandoulière. La baïonnette était, quant à elle, rangée dans son fourreau accroché au ceinturon. Pour les besoins de l’entraînement et notamment de l’ordre serré, une réplique en bois remplaçait bien souvent le véritable Lee-Enfield.
À peine la distribution des fusils et des baïonnettes terminée, se posa la question de leur opportunité dans une formation destinée à des soldats exclus de la surface. Le pic et la pioche étaient plus utiles dans leurs mains, d’autant que le fusil ne pouvait pas être emmené en sous-sol à cause de sa taille. La lutte souterraine n’était pas comparable à celle des soldats d’infanterie, mais les tunneliers seraient plongés dans la guerre de position au cœur des tranchées. Comme tous les soldats, ils devaient aussi savoir tirer et se défendre. L’introduction du fusil et de la baïonnette changea surtout la routine de l’ordre serré en inculquant de nouvelles pratiques. De nouveaux ordres, comme « Baïonnette au canon ! », firent leur apparition. Le maniement du fusil nécessita des gestes et des comportements précis selon les situations. George et Gerald ne tardèrent pas à apprendre à tenir leur arme, crosse posée sur le sol, corps du fusil le long de la jambe au rassemblement de leur équipe, et à le placer sur l’épaule lors des déplacements[2]. Ils subirent l’inspection qui contrôlait la propreté de leur fusil. Aucune rouille ne devait être visible sur les parties métalliques. L’instructeur s’assurait également que le magasin et la détente étaient propres et en état de fonctionnement, que le viseur était à zéro et qu’aucune partie n’était endommagée ou manquante. Enfin, il vérifiait que le canon était nettoyé, huilé et que rien ne l’obstruait. Chaque homme était responsable de son arme et de son état. Le but n’était pas de réprimander ceux dont l’arme était défectueuse. Il s’agissait surtout de faire comprendre qu’une arme devenait un dispositif fragile sans soin quotidien. Seule une arme propre était toujours prête à l’emploi. Cette formation était pourtant loin de passionner George et Gerald, qui avaient signé pour intégrer une compagnie de tunneliers, et non une unité d’infanterie.
À partir du 22 novembre, les hommes ne pratiquèrent plus l’ordre serré en équipe, mais en section complète. L’unité de tunneliers en comptait quatre, composées d’un peu plus de 70 hommes chacune. Chaque section était divisée en trois équipes, d’une vingtaine de sapeurs, dénominations des simples soldats dans les rangs de la compagnie, sous autorité d’un quartier-général de section. Les sapeurs Jim Williamson et Lofty Howard avaient été incorporés à la 1re équipe de la 1re section, commandée par le sergent Joseph Clarke, un mineur d’Auckland de 39 ans. Les sapeurs George Race et Gerald Punch avaient, quant à eux, été placés dans la 3e équipe de la 2e section, sous autorité du lieutenant Arthur Wigley, un ingénieur civil. Toutes les sections furent placées sous le commandement du quartier-général de la compagnie, dirigée par le major Duigan, un jeune officier de 32 ans.
John Evelyn Duigan était né le 30 mars 1883 à Wanganui, sur la côte sud de l’île du Nord, en Nouvelle-Zélande. En 1899, il intégra une unité de volontaires de cavalerie et participa avec les troupes britanniques à la guerre en Afrique du Sud[3]. Blessé à plusieurs reprises, il repartit à chaque fois au combat. À la fin du conflit, en 1902, John Duigan choisit de faire carrière dans l’armée[4]. L’année suivante, il incorpora la force permanente néo-zélandaise comme cadet et, en 1905, il fut promu au grade de lieutenant au sein du génie[5]. L’officier suivit alors des cours d’ingénierie, d’électricité et de signaux en Grande-Bretagne. À son retour en Nouvelle-Zélande, en juillet 1908, il devint instructeur dans les signaux et le génie au quartier-général du ministère de la Défense à Wellington[6]. Le 26 avril 1909, Duigan épousa Norah Hanley dans sa ville natale de Wanganui. Deux ans plus tard, il fut transféré au corps du personnel néo-zélandais qui dirigeait la force territoriale. Au début de l’année 1913, l’officier commença deux ans de formation à l’école militaire de Quetta aux Indes où il fit preuve d’une grande énergie, de détermination et de persévérance. En octobre 1914, il intégra le quartier-général de la force expéditionnaire néo-zélandaise et fut nommé, en septembre 1915, pour prendre la tête de la nouvelle compagnie de tunneliers[7].
Avec le début des exercices de marche en section, les officiers et sous-officiers de l’unité entrèrent en action. La mission des instructeurs consista à guider les gradés pour leur inculquer la manière de commander. Il ne s’agissait pas d’abuser de leur autorité, mais de se faire respecter tout en respectant les hommes. Concentrés à leur tâche, les officiers manquaient parfois d’initiative[8], alors que les sous-officiers étaient déjà adoptés par leurs hommes. Bien qu’aucun d’eux n’avait d’expérience militaire, leurs efforts furent très prometteurs. L’agréable printemps de la fin de l’année 1915 accompagna les tunneliers qui faisaient du mieux qu’ils pouvaient pour être de bons soldats et en apprendre le maximum[9]. La vie au camp était plutôt plaisante. Les hommes étaient bien nourris car les denrées étaient plus qu’abondantes. Ils étaient également bien logés. Un seul incident vint troubler ce confort : une tempête qui s’abattit sur Auckland, inonda les tentes et obligea les tunneliers à se réfugier sous les tribunes couvertes de l’hippodrome et dans les bâtiments du Jockey Club[10]. La discipline s’améliora nettement malgré quelques réfractaires qui s’aventuraient toujours sans permission dans les pubs locaux. Les exercices quotidiens de l’ordre serré se déroulèrent de mieux en mieux. La progression fut rapide bien que les instructeurs en auraient espéré davantage. Les sapeurs furent de moins en moins avachis et prenaient enfin l’allure de militaire. Tous les grades étaient sérieux et assidus. Dans ce programme intense, les corps souffrirent. Ce ne fut pas sans humour que le cours intitulé « Prendre soin de ses pieds » trouva sa place dans l’intensité grandissante de la marche militaire.
D’autres soins furent dispensés en vue du départ. Tous les hommes passèrent chez le dentiste. Le capitaine Winstone, en charge des soins, fut affligé du manque d’hygiène de ses patients qui trahissait pour beaucoup leur condition sociale. Le travail fut tellement important que des dentistes civils de l’Association dentaire de Nouvelle-Zélande durent être appelés en renfort[11]. Ce furent près de 3 000 opérations dentaires qui durent être réalisées, dont plus de 1 100 plombages et 640 extractions de dents. Après ces multiples opérations, le capitaine Winstone déclara tous les tunneliers aptes pour le départ.
L’entraînement se poursuivit toujours selon le modèle de l’infanterie et ne s’adapta à aucun moment au cas des tunneliers. Pour cause, la Nouvelle-Zélande ne possédait pas d’instructeur spécialisé dans le combat sous terre. Le ministère de la Guerre, à Londres, informé de la situation, se chargea donc d’organiser une formation particulière à l’arrivée des tunneliers en Europe. En attendant, les hommes pratiquaient le tir sur cible. Pour Jim, qui n’avait jamais utilisé un fusil de sa vie, l’exercice n’était pas évident et le sapeur rata plusieurs fois la cible[12]. Certains, comme le frère de Jim, n’arrivèrent même pas à la toucher. Pour d’autres, les gestes revinrent rapidement. Le caporal-suppléant Francis Clifford, qui ne manqua pas une seule fois la cible, époustoufla Jim et ses camarades. Il avait un avantage certain puisqu’il avait déjà servi dans l’armée britannique. Bien plus que le tir, les instructeurs mirent l’accent sur le combat. La manière d’approcher une position adverse afin d’engager la lutte fut longuement expliquée. Les tunneliers découvrirent alors les différents moyens de communication sur le champ de bataille : verbal ou sifflé lorsque l’ennemi est à bonne distance, et le bouche à l’oreille lorsque la parole et le sifflet attiraient trop son attention. La formation se compléta avec d’autres méthodes, comme celles pour avancer sous le feu de l’ennemi. Plusieurs scénarios recréèrent l’attaque ou la défense d’une position et plongèrent les recrues dans l’apprentissage des différents champs de bataille : plaines, bois ou villages, mais pas les tranchées. Le tir au fusil tenait un rôle important pour préparer la charge à la baïonnette qui intervenait au plus prêt de l’ennemi[13]. Les instructeurs insistèrent sur les mouvements d’un groupe plutôt que d’un individu. L’attaque se faisait en ligne, sur plusieurs vagues si possible, contre une défense, elle aussi en ligne. Les soldats chargeant, dominés par l’effet de groupe, devaient acquérir un avantage moral et physique sur la ligne statique de soldats ennemis. La situation sur le front occidental était pourtant contradictoire avec les enseignements vus sur le sol néo-zélandais. Les tunneliers étaient par définition des soldats de la guerre de position, mais furent entraînés pour un conflit basé sur le mouvement. Cette conception du combat était toutefois générale et ne se limita pas aux seuls membres de la compagnie de tunneliers. Aucun changement ne fut proposé pour adapter l’entraînement à la guerre de tranchées ou au cas particulier des différents corps d’armée.
Dès la fin novembre, les instructeurs tentèrent de faire défiler toute la compagnie. L’exercice fut renouvelé plusieurs fois par semaine et même plusieurs fois par jour au début du mois de décembre. Les deux dernières semaines au camp d’Avondale virent la multiplication de l’entraînement à l’ordre serré. L’imminence du départ favorisa l’entraînement à la parade militaire. Les tunneliers allaient en effet être confrontés aux regards des civils, de leurs compatriotes et, pour certains, de leurs familles ou proches. Leurs attitudes devaient être irréprochables le jour du départ. La longue formation à l’ordre serré corrobora le sentiment de perfection que les instructeurs aspiraient à atteindre. Les tunneliers, eux-mêmes, avaient à cœur de montrer un autre visage que celui d’une bande d’ivrognes.
Finalement, après plusieurs reports, la date de départ fut fixée au 18 décembre. Le gouvernement qui souhaitait expédier rapidement sa compagnie vers l’Europe, espérait un départ au plus tôt début novembre, au plus tard début décembre. Les difficultés pour organiser le transport firent toutefois reculer cette échéance. L’armée avait pourtant rapidement pris les devants pour se procurer un navire. Elle avait lancé un appel aux sociétés de transports maritimes du pays dès la fin septembre. Seule la Compagnie maritime de Nouvelle-Zélande répondit positivement. Un navire était disponible, le S.S. Ruapehu, un bateau à vapeur construit en 1901, qui se trouvait actuellement en mer faisant route vers le Dominion. Cependant, le navire ne pourrait accueillir que les gradés et environ 150 sapeurs[14]. Les logements à bord étaient insuffisants pour embarquer davantage de personnes. La société maritime était néanmoins prête à négocier financièrement le prix du transport par tête, pour réaménager le navire et augmenter le nombre de places. L’armée n’eut pas d’autre alternative. Après consultation du gouvernement impérial, elle autorisa la Compagnie maritime de Nouvelle-Zélande à préparer le transport de sa compagnie de tunneliers vers la Grande-Bretagne[15]. Le Ruapehu n’accosta que le 8 décembre dans le port d’Auckland. La société maritime commença immédiatement les aménagements intérieurs pour accueillir un nombre de passagers deux fois et demi supérieur au nombre prévu. Un hôpital fut installé. Le nombre de toilettes fut triplé. Plusieurs salles de mess pour les gradés furent créées, ainsi qu’une cantine de 400 places pour les hommes du rang. Le nombre de lits de 3e classe fut presque triplé, passant de 150 à près de 400 couches, alors que les officiers occuperaient les cabines, déjà existantes, de 1re classe[16]. De nouveaux quartiers furent aménagés pour loger les 24 sous-officiers les plus gradés. Les autres dormiraient avec les sapeurs. La compagnie maritime, qui pensait terminer ces travaux pour le 15 décembre, dut retarder le départ jusqu’au 18. Le chargement de denrées et de fournitures n’était pas encore fait, tout comme les réserves de charbon qui devait être remplies.
À Avondale, Jim, Lofty, George, Gerald et leurs compagnons étaient pratiquement prêts pour le départ. Leur paquetage avait été préparé depuis plusieurs jours. Pour éviter vols ou pertes, toutes les affaires furent marquées du matricule, du nom, de l’unité et de la section de son propriétaire. Une inspection des paquetages fut réalisée le 13 décembre, à la mi-journée, afin de vérifier que tout était conforme et qu’aucun oubli n’avait été fait. Le lendemain, les tunneliers étaient réunis sur le terrain du champ de courses pour un exercice de parade. À cette occasion, des photographies officielles furent prises de l’ensemble des hommes, ainsi que des sous-officiers et des officiers[17]. Le programme des deux derniers jours au camp fut considérablement allégé à l’approche du départ. Un déjeuner, plus copieux qu’à l’accoutumé, fut servi le jeudi et l’après-midi fut donnée aux hommes[18]. L’appel pour l’embarquement eut lieu le vendredi, suivi de la visite de Son Excellence Lord Liverpool, le gouverneur de Nouvelle-Zélande, représentant de la couronne britannique dans le Dominion[19]. Accompagné du major Duigan, le gouverneur passa en revue les troupes et adressa ses plus vives félicitations à l’ensemble des hommes pour la rapidité de leur formation. Celle-ci n’était pourtant pas terminée. Elle était temporairement interrompue pour préparer le départ, mais reprendrait à bord du Ruapehu dès le lundi.
Le samedi 18 décembre, au matin, après avoir démonté et rangé les tentes, les tunneliers furent rassemblés par section au centre de l’hippodrome. Le corps principal comprenait 320 hommes auxquels furent attachés trois officiers du corps médical, un sergent de la trésorerie militaire et 22 hommes du corps d’intendance militaire. Le 1er renfort, qui partait avec le corps principal, mais ne rejoindrait les tranchées que plus tard, était constitué de 103 tunneliers. Un Padre de l’Armée du Salut devait également accompagner les tunneliers mais, suite à des querelles, il resta en Nouvelle-Zélande et ne fut pas remplacé. Le Dominion connaissait un très fort taux de désintérêt religieux. La plupart des hommes de la classe ouvrière avaient quitté les bancs de l’église. Jim qui reçut, comme tous les tunneliers d’ailleurs, le Nouveau Testament, ne l’ouvrit jamais et le laissa au fond de son paquetage durant toute la guerre[20]. Ce religieux avait certainement dû être en butte aux plaisanteries ou pire. Dans ces conditions, il n’était pas surprenant qu’aucun représentant religieux ne fut affecté à la compagnie. Debout dans les rangs, Jim, Lofty, George et Gerald avaient été placés au repos derrière leur paquetage. Leur uniforme avait été nettoyé et brossé pour l’occasion ; le chapeau des soldats du génie sur la tête. Les tunneliers n’étaient pas reconnaissables des membres d’autres unités du génie. Leur chapeau arborait le même bandeau à trois lignes propres aux ingénieurs militaires, deux lignes kaki enserrant une troisième de couleur bleu, et surmonté du badge du génie aux dimensions légèrement plus grandes. La devise, inscrite en latin sur cet insigne, était identique : « Quo fas et gloria ducunt – Où le devoir et la gloire conduisent ». Tous les tunneliers portaient également aux épaules le badge « NZE »[21], sigle des soldats du génie. Les sous-officiers se distinguaient par un insigne au col, représentant une grenade à 10 flammes, stylisées en forme de feuille de fougère, symbolisant la Nouvelle-Zélande, et agrémentée d’un phylactère sur lequel était inscrit « NZE ». Les officiers arboraient exactement le même badge, mais la devise latine du génie britannique – Ubique – y avait été apposée en maori : « Inga Wahi Katoa – En tout lieu », et remplaçait le sigle des soldats du génie. La troupe rassemblée ne tarderait pas à lever le camp. Les officiers discutaient encore de quelques détails du programme de la journée, mais s’étaient rapprochés de leurs hommes. Puis, au commandement du major Duigan, les paquetages furent mis sur l’épaule et les rangs avancèrent peu à peu. Les tunneliers rejoignirent la gare d’Avondale où un train les emmena dans le centre d’Auckland.
Avant de prendre part aux cérémonies du départ, les hommes déposèrent leur paquetage à bord du Ruapehu qui semblait, de prime abord, très confortable[22]. Le voyage n’était pas encore commencé que les choses tournaient mal. Les cuisiniers de bord s’étaient mis en grève pour protester contre les cadences infernales de transport. Les tunneliers durent se contenter d’un maigre repas, composé d’une vieille ration de biscuits et de fromages[23]. Ce fut une unité affamée qui descendit sur les quais pour parader à travers la ville, jusqu’à la statue de Sir George Grey[24], entre Queen Street et Grey’s Avenue, au pied de l’hôtel de ville. La compagnie se divisa en deux groupes qui se positionnèrent à l’angle des deux rues, formant une sorte de « V ». Le major Duigan se tenait en avant de ses hommes, face à une petite terrasse où les représentants civils et militaires avaient pris place. L’Union Jack flottait au pied de la statue de l’ancien gouverneur de Nouvelle-Zélande. À cet endroit, le ministre de la Défense, James Allen, le maire d’Auckland, Christopher Parr, et le gouverneur Liverpool attendaient pour prendre la parole, à tour de rôle, devant les hommes de la compagnie de tunneliers, ainsi que de la population rassemblée en cette occasion. Si les tunneliers avaient, en apparence, fière allure dans leur uniforme, ils n’en étaient pas pour autant plus attentifs au déroulement de la cérémonie. Les estomacs criaient famine alors que les discours ennuyeux des officiels, emplis de paroles patriotiques, s’enchaînaient[25]. Même le sous-lieutenant Neill ne put s’empêcher de penser qu’un bon repas aurait été plus agréable[26]. Vint enfin le tour du dernier orateur, le gouverneur de Nouvelle-Zélande. Lord Liverpool réitéra publiquement les félicitations qu’il avait déjà adressées aux tunneliers lors de sa visite de la vieille au camp. Il offrit, de la part de son épouse, absente, un gramophone pour dit-il passer le temps durant les loisirs à bord du Ruapehu[27]. Puis, il souhaita un bon voyage au major Duigan, ainsi qu’à ses officiers et à tous les hommes, exprimant l’espoir que le navire ne rencontrât pas de sous-marin ennemi sur son chemin, esquivant des sourires aux tunneliers et à la foule[28]. Un chèque de 342 £ fut remis au major comme fonds régimentaire. Cette somme, récoltée par les collègues des tunneliers à travers tout le Dominion, servirait à améliorer le confort des hommes en organisant des divertissements comme des concerts ou des séances de cinéma, mais aussi en achetant des livres ou en abonnant la compagnie à des magazines[29].
Sur le chemin qui les mena au port, la population et les amis encouragèrent chaleureusement les tunneliers. Au fur et à mesure que la compagnie se rapprocha du port, la foule fut de plus en plus dense. Les badauds se pressèrent pour serrer les mains des tunneliers à leur passage ou leur donner simplement une tape amicale sur l’épaule. Les sourires étaient sur tous les visages, alors que les tunneliers reçurent de plus en plus d’encouragements et de cadeaux : cigares et bières en particulier, rapidement glissés dans les poches et difficilement camouflés[30]. L’apparence des tunneliers fit une grande impression sur la population qui eut tellement honte d’eux quelques semaines plus tôt[31]. Sur le quai, certains proches des tunneliers avaient fait le déplacement. Jim découvrit le visage familier de sa sœur au milieu de la foule. Il s’empressa de la rejoindre pour l’embrasser une dernière fois, tandis que ses compagnons rejoignaient peu à peu le Ruapehu et s’installaient rapidement sur le pont pour saluer une dernière fois la foule. À bord, la grève des cuisiniers était terminée. Le directeur de la Compagnie maritime de Nouvelle-Zélande, G.B. Bullock, accorda rapidement une augmentation de salaires à ses employés pour ne pas retarder le départ. Toutefois, il ne semblait pas avoir les moyens de respecter son engagement. Le Ruapehu avait à peine largué les amarres qu’il demanda au gouvernement de s’acquitter de la revalorisation des salaires. Le refus de James Allen, ministre de la Défense, fut catégorique d’autant qu’il avait déjà concédé une prime au capitaine Clifford, commandant du Ruapehu, pour les dangers d’une telle traversée. Bullock n’en démordit pas et sollicita en contrepartie une hausse du tarif du transport des hommes de la 3e classe. Le bureau du ministre de la Défense fit appel au Premier ministre pour juger de la validité de la proposition. L’offre fut finalement acceptée.