— Chapitre 11 —
Une force tranquille
Ironie du sort, Lofty et Sharkey œuvraient désormais en surface bénéficiant enfin d’un air de meilleure qualité[1]. Repliés sur Arras, ils se trouvaient au cœur des combats et participaient activement à la défense de la ville en creusant des tranchées. L’offensive allemande avait en effet percé les positions où travaillaient les Néo-Zélandais depuis près d’un an. Les lignes arrières britanniques, devenues en peu de temps le nouveau front, n’étaient pas assez fortifiées pour parer aux attaques de l’ennemi. L’insuffisance de communication entre les tranchées poussa toutes les forces du génie, et pas seulement les tunneliers, dans la création rapide de nouvelles lignes.
L’armée britannique était en déroute. Elle perdit une dizaine de kilomètres de terrain, difficilement gagnés l’année précédente lors de la sanglante bataille d’Arras. Vingt-neuf ouvrages souterrains dont 19 abris, 8 nids de mitrailleuse et 2 emplacements de batterie de mortier, commencés entre le 22 février et le 17 mars 1918, ne furent jamais terminés, et l’ensemble des travaux de la compagnie, entre Gavrelle et Guémappe, soit plus de 300 souterrains, tombèrent aux mains de l’ennemi. Le front céda entre Arras et Soissons. En Picardie, les troupes allemandes s’enfoncèrent au-delà de Péronne et jusqu’à Montdidier. Les armées de l’Entente ne pouvaient que reculer. à Arras, la ligne de front se retrouva de nouveau à proximité du centre[2].
Le camp des Néo-Zélandais fut pris sous les bombardements et dut être transféré à l’extérieur de la ville. Son installation se fit sur un terrain situé près du village de Dainville, à l’ouest d’Arras, à l’abri derrière le talus de la voie de chemin de fer desservant la côte d’Opale par Saint-Pol-sur-Ternoise. Les hommes dressèrent d’abord des tentes qui furent remplacées par des demi-lunes, des baraquements en tôle préfabriqués. Tous les jours, Lofty et Sharkey, tout comme les autres hommes, étaient transportés en camion par la route de Warlus à Arras vers leurs différentes zones d’opération. Ce mode de transport rapide évitait de perdre du temps sur le creusement essentiel des nouvelles tranchées à l’est d’Arras[3]. Le front était constitué de quatre types de lignes : les tranchées de première ligne, en avant, suivies des tranchées de couverture, de renfort et enfin de réserve. Des boyaux de communication reliaient chaque ligne. Les tunneliers élaboraient donc différentes positions selon l’urgence des besoins de l’armée britannique. À peine terminées, les tranchées étaient utilisées immédiatement par les troupes de l’infanterie qui tentaient de faire face aux attaques adverses. D’anciens boyaux inutilisés depuis 11 mois furent également remis en état. D’anciennes lignes allemandes furent même transformées en tranchée de couverture. L’organisation de la compagnie s’en trouva bouleversée. Les sections ne travaillaient plus indépendamment, mais étaient mélangées en fonction des travaux, pouvant ainsi atteindre plus de 350 hommes soit la totalité des effectifs de l’unité.
Lofty, Sharkey, George et le reste des tunneliers enchaînaient les creusements. Pas plus d’un ou deux jours étaient nécessaires pour achever une tranchée. L’aménagement d’abris sous les lignes reprit pour protéger les soldats des obus et des bombes. Alors que quelques hommes de la 4e section étaient employés à cette mission le 31 mars, dans une tranchée près de Ficheux, un obus tomba à proximité du groupe. L’explosion fit un mort et trois blessés. La situation des tunneliers était plus que jamais dangereuse. Les Allemands essayaient de grappiller le moindre bout de terrain. Les responsables militaires et politiques de l’Entente envisagèrent la possibilité d’une défaite. Le feld-maréchal Haig, commandant du corps expéditionnaire britannique, était incertain de l’issue de la bataille. L’ordre du jour du 11 avril 1918 révéla l’angoisse des opérations :
Jusqu’à la fin du mois de mars 1918, les Néo-Zélandais aménagèrent 13 tranchées entre Ficheux et Dainville, tandis que les Allemands maintenaient la pression sur leur adversaire en lançant régulièrement des assauts. Une ligne de défense fut même créée dans Arras. Les maisons des grands boulevards furent connectées, certaines renforcées pour accueillir des postes de tir et des nids de mitrailleuse[5]. Une avance allemande était si redoutée que les tunneliers reçurent l’ordre de poser des mines sous deux axes de communication partant du village de Saint-Laurent-Blangy. Le lieutenant Collyns et 27 hommes installèrent une première charge de 340 kilogrammes sous la route menant à Fampoux et une seconde de 363 kilogrammes sous la chaussée en direction de Feuchy. Prêtes le 1er avril, leur mise à feu, si nécessaire, fut confiée aux hommes du génie de la 4e division.
La situation échappait tellement aux Britanniques que les tunneliers durent se former au tir à la mitrailleuse. Trois d’entre elles furent mises à leur disposition et un champ de tir fut construit dans l’enceinte de leur camp. Lofty, Sharkey, George et leurs camarades s’attachèrent à apprendre le maniement de la mitrailleuse et tirèrent presque tous les jours. Ils devaient être prêts à défendre Arras jusqu’au bout si l’ordre en était donné.
Une partie des hommes de la 3e section reprit le nettoyage et l’étayage dans les carrières souterraines, tandis que le reste de l’unité poursuivait dans la précipitation ses travaux en surface. D’anciens bâtiments de l’armée ainsi que de nombreux cantonnements, trop près de la nouvelle ligne de front durent être démontés ou simplement démolis[6]. Les hommes étaient si occupés dans leurs missions que certains oublièrent l’ordre d’aller se baigner et se décrasser à Warlus[7]. Toute la compagnie s’activait comme jamais malgré le froid et l’apparition de la neige au cours du mois d’avril. Trois sections creusaient toujours des tranchées à l’est d’Arras, tandis que la dernière section œuvrait dans les carrières du côté Ronville. Une équipe démontait encore des huttes. Le 16 avril, 14 camions chargés de plaques de métal d’anciens baraquements rejoignirent l’arrière. Le lendemain, 18 nouveaux camions quittèrent Arras pour le camp des soldats du génie britannique à Duisans. 1 483 plaques métalliques furent encore démontées dans la journée du 19 avril. Jusqu’à la fin du mois, le démontage se poursuivit permettant de récupérer une quantité importante de matériel. Les installations militaires étaient pratiquement toutes retirées. La tente de l’Union Chrétienne de Jeunes Gens fut enlevée le 27 avril. Les carrières des deux réseaux sous Arras étaient à nouveau opérationnelles, tout comme les caves des maisons des places et des grands boulevards. De nouvelles tranchées étaient toujours creusées.
À la fin du mois d’avril, les combats s’essoufflèrent à Arras et dans d’autres parties du front. Les Allemands s’étaient enfoncés entre Armentières et La Bassée, mais n’arrivaient pas à repousser les Britanniques vers la mer[8]. Une nouvelle opération était prévue, au début du mois de mai, dans le secteur du Chemin des Dames pour éviter que les troupes françaises viennent en aide à leur allié britannique en sous-effectif au nord. Une seconde action était également planifiée en Flandres. Le front d’Arras n’était pas une priorité pour l’armée allemande.
Le début du mois de mai fut caractérisé par le retour des aménagements sous les tranchées. En quelques semaines, les tunneliers débutèrent 15 cantonnements souterrains et 8 nids de mitrailleuse le long du front entre Athies, au nord, et Beaurains, au sud. Le creusement des tranchées ne fut pas abandonné pour autant ; 13 nouvelles lignes furent créées. Arras n’était toujours pas sauve. Pendant leur temps de repos, les hommes poursuivirent leur apprentissage sur le champ de tir, maintenant à l’utilisation du fusil, ainsi que de la baïonnette avec le lieutenant McKee. Ils devinrent pratiquement des soldats à part entière. Le 21 mai, à l’aube, les Allemands lancèrent des assauts sur l’ensemble du front à l’est d’Arras. Tous les hommes, quelque soit leur corps d’armée, furent mobilisés du moment qu’ils savaient tirer au fusil. Chacun fut notifié de tenir sa position quoiqu’il arrive et de ne pas battre en retraite. Tous les tunneliers, à l’exception de la 3e section, employée au creusement d’abris pour des nids de mitrailleuse, prirent position dans une tranchée, en retrait du front[9]. L’angoisse devait être palpable pour Lofty ou George qui n’avaient jamais combattu en surface, arme à la main. Heureusement, ils n’engagèrent jamais le combat et dès 10 heures, ils furent tous renvoyés à leurs travaux habituels.
Bien que le front s’était stabilisé à l’est d’Arras, au niveau des villages de Feuchy et de Tilloy-les-Mofflaines, les Britanniques restaient sous la pression des Allemands au sud, à hauteur d’Agny où les lignes contournaient presque la cité. Les ouvrages souterrains étaient donc réalisés en priorité dans ces tranchées pour les fortifier et ainsi éviter la remontée de l’armée allemande qui pourrait alors encercler Arras. Les tunneliers enchainèrent les travaux à un rythme effréné. Rodée et habituée à son travail, la compagnie terminait trois ouvrages, en moyenne, chaque jour de juin. Dans le même temps, les opérations de démontage se poursuivaient toujours et des démolitions commencèrent début juillet. Les ponts des villages d’Agnès-les-Duisans, de Duisans, de Bray et d’Étrun, au sud-est d’Arras, furent ainsi détruits pour ralentir une éventuelle progression allemande. Les souterrains étaient creusés tout aussi rapidement que le mois précédent et occupés immédiatement par les troupes qui défendaient la ville. Mais, les Allemands étaient de moins en moins dangereux. Ils n’arrivaient plus à gagner le moindre terrain. Les Britanniques reprenaient l’initiative. Définitivement. Une partie des tunneliers quitta discrètement Arras le 14 juillet 1918. Le reste de la compagnie suivit le lendemain après avoir passé à la 2e division du génie canadien l’ensemble des travaux commencés à Arras[10].
Embarqués dans un camion, Lofty et Sharkey furent transportés à une trentaine de kilomètres au sud d’Arras. Leur convoi rejoignit un village de la Somme, Marieux, à la limite avec le département du Pas-de-Calais. Le trajet se passa sans encombre. L’unité fut placée sous le commandement du IVe corps d’armée britannique. La mise en place du camp occupa leur équipe en attendant l’arrivée de leurs compagnons. Une fois au complet, la compagnie poursuivit son installation, construisant cuisines et bains qui, par manque de bois, ne purent être terminés que quelques jours plus tard. Lofty et Sharkey avaient au moins une paillasse pour dormir et un toit au-dessus de leur tête. Si les deux hommes étaient en bonne santé, plusieurs dizaines de leurs camarades furent subitement pris de fièvre et durent être évacués[11]. Les médecins de l’unité restèrent perplexes face à la multiplication des malades et ne réussissait pas à en trouver la cause.
Lofty et Sharkey rejoignirent les lignes à Beauquesne avec un premier groupe de travail. Le nouveau secteur des Néo-Zélandais était bien plus calme qu’à Arras. Les hommes allaient surtout travailler dans un un système de tranchées de réserve, à environ un kilomètre et demi derrière les premières lignes. Ils ne seraient ni incommodés par les gaz, ni par les offensives ennemies[12]. L’épidémie de fièvre se propageait, très virulente, et pourtant, dès le 17 juillet, la 1re section avait déjà commencé six cantonnements souterrains, la 2e section, cinq, la 3e section, sept, et la 4e section, six. Lofty et Sharkey se virent adjoindre des ouvriers chinois et russes. Ces derniers furent bien accueillis d’autant qu’ils permirent aux Néo-Zélandais de bénéficier d’un jour de repos supplémentaire. De confession juive, ils disposaient en effet de leur samedi. Toute la section de Lofty et Sharkey fut donc mise au repos le même jour. Par souci d’équité, les autres sections se virent attribuer leur dimanche. Le camp de Marieux possédait une excellente cantine et la tente de l’Union Chrétienne de Jeune Gens, dressée à côté, apportait de multiples divertissements. Qu’elle ne fut pas la surprise de Lofty, Sharkey ou George de pouvoir les partager en plus avec d’autres Néo-Zélandais ! En effet, pour la première fois depuis leur arrivée en France, la compagnie fut en contact avec la division néo-zélandaise dont le camp de repos avait été installé dans le même village[13]. Ce fut une véritable joie pour les tunneliers de se retrouver de nouveau parmi leurs compatriotes à parler du pays et à partager du temps ensemble.
Malgré le manque persistant de bois, la compagnie réalisa 48 cantonnements souterrains et 29 nids de mitrailleuse durant le mois de juillet. Ces aménagements vinrent compléter le système des tranchées peu organisé. Les ouvriers chinois et russes, qui avaient peu à peu intégré toutes les équipes de toutes les sections, quittèrent précipitamment la compagnie le 5 août. Les tunneliers durent à présent assumer tous les travaux qui prirent en moins d’une journée un retard très important[14]. Le lendemain, 200 Chinois de la 188e compagnie de travail furent affectés comme Treillis et répartis, comme leurs prédécesseurs, dans les quatre sections. Chacune d’entre elles accueillit une vingtaine d’hommes, qui se révélèrent être d’excellents renforts. Malgré tout, les équipes de Lofty et de George manquaient toujours de personnel. La perpétuelle pénurie de bois vint ralentir considérablement l’aménagement des ouvrages souterrains. Cette situation aboutit à un ordre original de ne plus commencer de nouveaux ouvrages. Donné le 17 août, il était surtout conforté par des nouvelles excellentes des opérations britanniques dans la Somme.
Le 8 août, la IVe armée britannique, appuyée par la 1re armée française, passa à l’offensive à l’est de la ville d’Amiens. Les Allemands furent surpris. Trompés par une importante opération de contre-espionnage adverse, ils ne réalisèrent pas que les troupes de choc canadiennes et australiennes avaient été dépêchées pour y tenir un rôle décisif. Des tirs précis d’artillerie, le soutien de chars, de la cavalerie, de véhicules blindés et d’une force aérienne vinrent soutenir l’assaut de l’infanterie britannique. Les Allemands perdirent 30 000 hommes dont 12 000 prisonniers, et près de 450 pièces d’artillerie dès la première journée des combats[15]. Les troupes de l’Entente enfoncèrent de plus d’une dizaine de kilomètres les défenses ennemies. Leur progression devint alors plus difficile alors que les Allemands renforçaient leur front. Les opérations alliées furent arrêtées pour éviter des pertes trop importantes. De nouvelles séries d’attaque s’organisèrent, avant la fin du mois, au nord d’Amiens.
En ce dimanche 18 août, Lofty et Sharkey profitaient d’un bel après-midi ensoleillé, allongés dans l’herbe près de leur camp. Des camarades improvisaient, dans un pêle-mêle de cris et de rires, une partie de rugby sur un terrain non loin de là. Au matin, toute la compagnie avait été rassemblée et passée en revue avant d’être libérée pour le reste de la journée. Ces temps de repos se faisaient de plus en plus fréquents. Certains privilégiés avaient même obtenu une permission dont les départs étaient également de plus en plus réguliers depuis le début du mois de juillet. Si les officiers, dont la majorité avait déjà eu le droit de quitter le front, purent en profiter à tour de rôle, ils furent rapidement suivis du reste des hommes qui n’était pas encore parti. Lofty, comme quelques autres tunneliers, avait déjà bénéficié d’une permission. Son séjour dans la capitale britannique, deux mois plus tôt, lui avait laissé un goût amer bien qu’il lui ait fait le plus grand bien. En effet, connaissant une misère culturelle et sociale au front, le tunnelier n’avait pas su résister aux multiples distractions et avait dépensé son argent avec une facilité étonnante.
Le lundi 19 août, le temps était toujours aussi beau sur le secteur de la Somme et la chaleur s’installa[16]. Une partie des tunneliers fut envoyée aux bains tandis que, dans les souterrains en cours de construction, les équipes s’affairèrent normalement. Le lendemain, les hommes furent de nouveau mis au repos. Le mercredi 21 août 1918, le quartier-général de l’unité donna l’ordre de cesser le travail[17]. Les IIIe et IVe armées britanniques avaient attaqué dans le secteur situé entre Arras et la Somme. Les Allemands repoussés ne purent opposer aucune résistance. La contre-offensive alliée était en marche.