— Chapitre 5 —

Retour à l'école

Les tranchées françaises dans lesquelles s’aventura l’équipe de Jim le 16 mars 1916 fourmillaient dans un secteur plutôt réduit. Elles formaient par endroit une multitude d’intersections où aucun panneau de direction ne guidait les soldats à travers ce dédale de fossés. Ce secteur fut baptisé, non sans humour, le « Labyrinthe ». Ces tranchées s’étendaient au nord d’Arras, le chef-lieu du Pas-de-Calais, de la crête de Vimy au nord, au village de Roclincourt au sud. Elles étaient les vestiges des combats sanglants de l’automne 1915 entre Français et Allemands. L’ennemi dominait le secteur qui encerclait Roclincourt du nord au sud et descendait jusque Saint-Laurent-Blangy, aux portes d’Arras.

Les tranchées creusées par les soldats français étaient très profondes pour se mettre à l’abri des observations de l’adversaire. Le système défensif avait cependant bien souffert et, en cette période d’hiver, les tranchées et le terrain alentour n’étaient plus que de la boue liquide[1]. Comme dans le reste de l’Artois, l’atmosphère à l’intérieur des lignes était particulière. Les uniformes bleu horizon des soldats français côtoyaient les tenues kaki des troupes britanniques. Les Français laissaient leurs positions artésiennes à leur allié lui permettant d’unifier les fronts des Flandres et de la Somme. Une intense activité régnait sur les routes enneigées près d’Arras où les Français, emportant tout leur équipement, quittaient peu à peu les tranchées, tandis que les Britanniques prenaient position dans leur nouveau secteur, amenant leur propre matériel.

L’équipe de Jim remplaça les sapeurs français de la compagnie 7/1 T, une unité d’ingénieurs territoriaux, dans leurs tunnels situés à l’est de l’ancienne route de Lille, à proximité du village d’Écurie. Leurs officiers furent mis en contact avec leurs homologues français qui avaient la responsabilité des opérations souterraines dans ce secteur, et notamment le capitaine Josef, probablement le seul capable de parler anglais. Il fut décider que la relève se ferait progressivement et que la portion à l’ouest de la route de Lille resterait sous le contrôle de l’unité française jusqu’au 27 mars 1916. Ce laps de temps permettrait aux tunneliers d’installer leur cantonnement à Anzin, à l’ouest d’Arras, mais surtout d’expédier une partie d’entre eux à l’école des mines de la IIIe armée britannique pour y recevoir leur formation au combat souterrain. Dans les tranchées, Jim et Lofty prirent possession de l’une des six sapes, numérotées d’est en ouest de G0 à G5, qui s’étendaient en direction du front allemand. Le 9 mars, une explosion de mine française avait détruit le tunnel G1 et endommagé la partie avant de la galerie G2[2]. Les autres tunnels avaient atteint une profondeur de 11 à 12 mètres. L’entrée de chaque sape se faisait par un puits étroit en retrait de la première ligne, si bien que les galeries qui passaient sous le no man’s land mesuraient entre 60 et 80 mètres de long[3]. De l’autre côté de la route de Lille, les sapeurs français poursuivirent leur action en attendant la relève définitive des Néo-Zélandais. Cinq galeries principales les occupaient, dont les plus profondes atteignaient une dizaine de mètres et s’étendaient sur près de 30 mètres de long à l’intérieur du no man’s land. En face, les Allemands avaient été très actifs près de l’ancienne route où ils avaient fait sauter une mine le 10 mars[4]. Des écoutes le long du front montrèrent qu’un tunnel adverse s’étendait en dessous de la sape la plus au nord du secteur. Au sud, les quatre autres galeries étaient relativement sûres. L’ennemi ne fut localisé qu’à environ une vingtaine de mètres au devant des têtes de sapes.

Les premières heures dans le Labyrinthe furent difficiles pour l’équipe de Jim. Les tranchées étaient remplies de soldats français et britanniques déménageant leurs affaires, matériels et équipements. La circulation dans les boyaux était pénible et considérablement ralentie par les hommes qui se croisaient sans cesse. Sous terre, la situation n’était guère mieux. Les dimensions des galeries françaises étaient très réduites, à peine 80 centimètres de haut sur 65 centimètres de large[5] ; trop étroites au goût de Jim et Lofty qui comparèrent ces tunnels à des terriers de lapins. Heureusement pour eux, ils firent partie du premier groupe d’hommes à quitter la zone de combat pour rejoindre l’école des mines. Ravis de s’éloigner de la vermine dont ils venaient à peine de faire la connaissance dans leur cantonnement, Jim et Lofty furent embarqués dans un camion, avec d’autres camarades, qui les mena aux environs des villages de Méricourt et de Ribemont, situés de part et d’autre du fleuve Somme, à une dizaine de kilomètres derrière le front. Dans le cantonnement où les deux sapeurs prirent leurs quartiers, se mêlaient des hommes de différentes compagnies de tunneliers. Un Écossais devint rapidement la coqueluche des Néo-Zélandais. L’homme avait servi dans l’infanterie et avait participé au tout premier engagement britannique à la fin du mois d’août 1914, à Mons en Belgique. Jim tint là l’occasion de l’interroger au sujet des Anges de Mons[6] ; une légende bien connue qui avait fait le tour du monde, relataient l’apparition d’anges au moment décisif de la bataille, intervenant pour protéger les forces britanniques en sous-nombre et débordées par les Allemands. L’Écossais ne nia pas et jura les avoir aperçus comme beaucoup d’autres soldats. Jim buvait ses paroles alors que d’autres, dubitatifs, n’y prêtaient aucune attention. Le lendemain matin, Jim et Lofty commencèrent avec leurs camarades de classe la formation de dix jours du cours général des mines.

La guerre souterraine était une lutte armée entreprise dans le sous-sol qui séparait les premières lignes des tranchées opposées. Les réseaux souterrains qui se développèrent rapidement sous le no man’s land, firent perdre de vue l’objectif premier de la guerre souterraine : détruire les tranchées de l’ennemi par dessous. Désormais, l’attaquant et l’attaqué se livraient une véritable bataille sous le no man’s land pour garantir leur sécurité souterraine et ainsi empêcher l’adversaire de se faufiler jusqu’à leurs premières lignes de front. Depuis les tranchées, les hommes creusaient une galerie principale, sorte de tronc, à partir de laquelle se développaient, comme les branches d’un arbre, les différents rameaux de combat[7]. Ces tunnels n’étaient pas creusés et dirigés de façon anodine. Ils étaient menés grâce aux écoutes réalisées à l’oreille nue, mais le plus souvent avec des appareils d’écoute qui permettaient d’amplifier les sons et de localiser l’adversaire.

Les tunneliers apprirent très vite à se servir du géophone, l’appareil d’écoute de prédilection. Construit sur le même principe qu’un stéthoscope, le géophone captait grâce à deux pavillons les vibrations des sons du sol et les amplifiait aux oreilles de l’utilisateur. Les principaux outils de l’ennemi étaient alors repérables[8]. Le bruit du pic heurtant la craie pouvait être entendu sur une distance comprise entre 80 et 90 mètres. L’écoute était tellement précise qu’elle allait même jusqu’à discerner le son des gravats qui tombaient sur le sol d’une galerie en cours de creusement dans un diamètre de 20 mètres environ, ainsi que le bruit des pas des mineurs adverses sur près de 25 mètres, ou encore le son des voix sur 15 mètres. Le travail d’écoute se déroulant en continu durant les combats sous terre, les hommes durent connaître les procédures d’utilisation du géophone sur le bout des doigts. Chaque jour, Jim et Lofty manipulaient l’appareil une heure durant. Pour localiser les sons, l’opérateur devait effectuer un mouvement de va-et-vient des deux pavillons jusqu’à ce que le son fût parfaitement audible dans les deux oreilles. Une fois cette opération réalisée, il plaçait une boussole entre les deux pavillons qui lui indiquait en degrés par rapport au nord magnétique la direction du son. En utilisant plusieurs opérateurs en même temps, les données de chacun étaient ensuite réunies par les officiers sur une carte du système souterrain. Depuis chaque point d’écoute, une ligne était tracée selon l’angle trouvé par l’opérateur. Lorsque deux lignes se croisaient, elles indiquaient la source du son, déterminant et localisant précisément la distance des mineurs adverses au travail.

Pour Jim et Lofty, la majorité du temps passé sous terre serait dévolu à l’activité de creusement. C’était une tâche beaucoup plus complexe qu’il n’y paraissait. Les tunneliers devaient prendre en compte un certain nombre de paramètres comme la constitution et la composition du sous-sol ou la profondeur et les distances de creusement. Sur l’ensemble de la zone de front tenue par la IIIe armée britannique, le sous-sol était constitué d’un plateau de craie dure très blanche d’une cinquantaine de mètres de profondeur affleurant parfois à la surface. La nappe phréatique réduisait néanmoins la strate d’action des tunneliers à une trentaine de mètres. Les hommes devaient s’assurer du niveau de la nappe phréatique qui pouvait varier de près de 10 mètres selon les saisons[9]. La plus grande difficulté était de diriger les travaux vers un objectif à détruire. Des plans du réseau devraient être tenus à jour permettant à tout un chacun de se repérer ainsi que de guider les travaux dans la bonne direction. Bien que les dimensions des galeries ne soient pas encore standardisées – elles le seront à partir de juillet – les instructeurs recommandaient de creuser des galeries de mine d’une hauteur d’environ 1,30 mètres pour une largeur d’environ 0,70 mètres. Ces dimensions, plus grandes que celles utilisées dans les tunnels français, permettaient de se mouvoir et de travailler avec une plus grande aisance. Les élèves s’entraînèrent tous les jours durant une heure et demie au creusement et à l’étayage même si la constitution crayeuse ne requerrait quasiment pas l’emploi d’étai. L’école possédait en effet son propre réseau souterrain. Pour percer ces galeries, l’outil de prédilection était le pic mais les coups donnés dans la craie étaient bruyants. Jim et Lofty devaient admettre qu’ils pouvaient être entendus en train de creuser, tout comme ils pourraient entendre les coups étouffés du pic adverse.

L’école prépara surtout ses élèves au secours sous terre. Son enseignement était le plus important et dispensé chaque jour durant trois heures. Quelques cours, notamment sur l’organisation des opérations de premiers secours, étaient donnés en salle de classe où s’alignaient bancs et tables, tournés vers une estrade centrale. Aux murs de nombreuses affiches illustraient les divers équipement de secours. Les élèves se virent d’abord expliquer la détection de gaz dans un tunnel. La couche de craie ne renfermait aucun gaz naturel. Seule l’explosion d’une mine engendrait l’apparition de plusieurs types de gaz. Les plus répandus étaient le méthane et l’hydrogène, mais c’était surtout le monoxyde de carbone qui restait le plus dangereux. Ce dernier était invisible, inodore et insipide. La formation de ces gaz devenaient rapidement un piège mortel dans le dédale de galeries souterraines. Les hommes gazés devaient recevoir des soins appropriés nécessitant l’administration d’oxygène sur une période plus ou moins longue. Les tunneliers furent donc formés à l’utilisation du Novita, un appareil de réanimation à oxygène, et à l’apprentissage des gestes de la respiration artificielle[10]. Ils suivirent ensuite le cours sur le Proto et le Salvus, deux équipements de protection respiratoire qui permettaient d’entrer sans risque dans un système souterrain envahi par les gaz. Ces deux appareils reposaient sur un système fournissant de l’oxygène en continu depuis des bouteilles d’air comprimé[11]. Le Proto était idéal pour un fonctionnement de longue durée. Les utilisations plus courtes, moins de trente minutes, étaient faites avec le Salvus. Les élèves testèrent ces deux équipements dont ils avaient étudié en détails les différentes pièces. Chacun dut s’habituer à porter le déplaisant appareil et faire preuve de calme pour respirer normalement. Jim et Lofty avaient la responsabilité de leur équipement et devaient le nettoyer et le recharger en oxygène à la fin de chaque cours. Les deux hommes firent la connaissance du sapeur Dummy, un mannequin assez rondouillet et dont la vie était toujours en péril dans les différents scénarios qu’organisèrent les instructeurs. Ces simulacres d’opérations de secours menaient les deux comparses à plus de 25 mètres sous terre, à l’intérieur d’une galerie complètement enfumée. L’ensemble des élèves fut très attentif à ce cours qui impliquait une responsabilité dans la sécurité de leurs compagnons en sous-sol.

Le programme de l’école des mines débouchait sur l’obtention d’un diplôme qui sanctionnait la réussite aux évaluations. Les sapeurs et les sous-officiers subissaient un seul examen oral basé sur les cours de secours vus en classe[12]. Jim et Lofty qui avaient été très concentrés sur cet enseignement, le passèrent avec succès. Les officiers étaient, quant à eux, évalués dans le même domaine, mais par une épreuve écrite de deux heures. À cet examen s’ajoutait une interrogation écrite de trois heures sur le cours de stratégie à la guerre souterraine, dispensé uniquement aux officiers, ainsi qu’une évaluation aux opérations de premiers secours auxquelles participaient les autres grades[13]. Pour beaucoup de tunneliers, l’école fut considérée comme un temps à part, dont les dix jours de formation passèrent trop rapidement.

À leur retour dans les tranchées, Jim et Lofty découvrirent leurs compagnons en très mauvaise posture. Avec l’aide des sapeurs français, les tunneliers avaient repéré leur adversaire à proximité de l’ancienne route de Lille[14]. La mise à feu de trois galeries avait même été envisagée dès le 21 mars, mais une seule d’entre elles fut chargée en explosif. La mine ne fut pas pour autant actionnée. Aucune disposition ne fut prise immédiatement. Le manque d’expérience et de connaissance en étaient sûrement les raisons. George et Gerald passèrent leur temps, comme le reste de leurs camarades, à nettoyer les tunnels et à préparer la mise en place des futures opérations. Ils furent également envoyer en reconnaissance dans le système français de l’autre côté de la route de Lille. L’ennemi était quant à lui en terrain familier. Le 26 mars, il fit exploser une mine à l’endroit même où les Néo-Zélandais l’avaient localisée en plein travail quelques jours auparavant. L’action fut une réussite pour les Allemands qui, en plus de faire des dégâts dans le réseau néo-zélandais, fit de nombreux blessés. Pris dans la relève définitive des Français sous terre, les tunneliers furent incapables de contre-attaquer. Le retour des hommes de l’école des mines ne changea pas la donne. Les Allemands avaient réussi à s’infiltrer entre les défenses souterraines et étaient désormais proches de la ligne de front britannique.

Les inspecteurs des mines, en charge de la direction des opérations militaires souterraines sur le front, n’attendirent pas de voir en surface les tranchées détruites pour agir. Ils décidèrent de retirer le secteur du Labyrinthe aux Néo-Zélandais. Pour les remplacer, ils firent appel aux hommes plus expérimentés de la 185e compagnie de tunneliers. Formée en octobre 1915, cette unité avait combattu au côté de la 179e compagnie à La Boisselle, puis reçu l’ordre de renforcer les nouvelles positions en Artois en s’installant début mars 1916 à Chantecler, un secteur situé à un kilomètre au sud de celui tenu par les tunneliers néo-zélandais. Entre le 29 mars et le 2 avril 1916, les deux compagnies organisèrent l’échange de leur zone de combat. Tout le nécessaire fut préparé à Chantecler pour que le travail des Néo-Zélandais puissent débuter dans de bonnes conditions. L’adversaire était plus calme à cet endroit. Les Néo-Zélandais auraient toute liberté de gagner peu à peu en expérience. Au Labyrinthe, la situation était critique pour la 185e compagnie. Les relevés effectués par leurs homologues des antipodes durent être refaits rapidement tant les Britanniques ne les jugèrent pas dignes de confiance[15]. Les premières écoutes réalisées dans les anciennes galeries néo-zélandaises révélèrent que la ligne de front était en danger en plusieurs endroits[16]. Les mineurs allemands n’étaient plus sous le no man’s land, mais bel et bien sous les tranchées britanniques. L’unité recommanda, le temps de rendre le sous-sol plus sûr, l’évacuation de certaines troupes dans différentes parties de la ligne[17].

Notes

1. James Campbell Neill, The New Zealand Tunnelling Company, 1915-1919, Auckland, Whitcombe & Tombs, 1922, p. 23, « … les tranchées étaient creusées profondément dans la boue liquide. »

2. Bibliothèque du musée du génie britannique, Rapports des mines – IIIe armée britannique, 27 février au 29 décembre 1916. Rapport d’activité de la compagnie de tunneliers néo-zélandais.

3. Ibid.

4. Bibliothèque du musée du génie britannique, Rapports des mines – IIIe armée britannique, 27 février au 29 décembre 1916. Rapport d’activité de la compagnie 7/1 T.

5. Extrait de l’aide-mémoire de l’officier du génie en campagne (à l’usage des sous-officiers), Paris, Imprimerie Nationale, 1915, Chapitre IX, p. 5.

6. Imperial War Museum, Documents.11515, Les mémoires de la Première Guerre mondiale de James Williamson, 1re partie, f° 29A.

7. The Work of the Royal Engineers in the European War, 1914-19, Military Mining, Uckfield, The Naval & Military Press Limited, 2004 (éd. orig. 1922), p. 104.

8. H. Standish Ball, The Work of the Miner on the Western Front, 1915-1918, London, Crowther & Goodman, 1919, p. 18-19.

9. Military Mining…, op. cit., p. 104.

10. Ibid., p. 65.

11. Ibid., p. 138-139.

12. Ibid., p. 139.

13. Ibid.

14. Archives nationales du Royaume-Uni, WO 95/407, Journal de guerre de la compagnie de tunneliers néo-zélandais, 15 au 21 mars 1916.

15. Herbert W. Graham, The Life of a Tunnelling Companies, Being an intimate Story of the Life of the 185th Tunnelling Company Royal Engineers, in France, during the Great War, 1914-1918, Hexham, J. Catherall & Co., 1927, p. 21.

16. Ibid., « Un officier pleinement entraîné à l’utilisation du géophone venait visiter fréquemment tous les postes d’écoute […] et bientôt, assez d’informations furent rassemblées pour montrer que la ligne de front était menacée en plusieurs endroits. »

17. Ibid., « Notre situation désespérée impliquait une énergie aussi désespérée pour contre-attaquer afin de forcer l’ennemi à agir prématurément pour sauver nos troupes. […] La suggestion, sur les conseils de notre officier de commandement, d’évacuer des petites parties de la ligne de front qui étaient en danger immédiat, fut accueillie avec mécontentement. »