— Chapitre 10 —

Toujours creuser

Dans l’une des anciennes tranchées britanniques, à proximité de la route de Cambrai, l’équipe de Gerald recherchait toutes sortes de matériaux réutilisables dont le plus précieux était le bois. Ils n’eurent pas de mal à en trouver. Le parapet présentait un alignement de rondins maintenant des planches de bois[1]. Accompagné d’une dizaine de camarades, le sapeur explora également d’anciens abris souterrains, faisant néanmoins preuve de prudence car quelques charges d’explosif armées avaient déjà été découvertes sous une tranchée allemande le long de la Scarpe.

Les planches standards en provenance de Grande-Bretagne ou de Norvège n’avaient plus été livrées depuis plusieurs mois. Au début, elles étaient remplacées par des planches de pin sommaires coupées en France, mais les tunneliers firent preuve d’initiative en réemployant du matériel désormais inutile. Une quantité importante de bois était nécessaire pour aménager les différents ouvrages, comprenant des nids de mitrailleuse et des emplacements de batterie de mortier, quelques postes d’observation, ainsi que des souterrains utilisés comme cantonnement, poste médical, magasin de munitions ou encore quartier général. Une partie du bois était alors employée pour étayer le ciel des descentes d’accès et de la chambre souterraine. L’autre était utilisée pour recouvrir les plafonds et les parois qui n’étaient jamais laissés à nu. Un cantonnement souterrain d’environ 20 mètres carrés, par exemple, nécessitait alors plus de 400 mètres linéaires de planches d’une largeur moyenne de 20 centimètres. Le ramassage de bois se faisait donc en continu pour alimenter les différents travaux sur le front.

Une fois récupéré, le bois était porté dans l’atelier de travail des tunneliers aménagé juste à côté de leur camp, transféré à la fin juin 1917 d’Agnez-lès-Duisans à Arras, et situé dans plusieurs maisons de part et d’autre de la rue de l’Égalité et aux numéros 45 et 47 de la rue de Lille[2]. Les Néo-Zélandais reçurent des foreuses manuelles et mécaniques, des scies circulaires et d’autres fournitures des hommes de la 184e compagnie de tunneliers qui quittaient le secteur pour la côte belge. Ils installèrent une scierie pour préparer le bois et faciliter la tâche de leurs collègues dans les tranchées. La voie de chemin de fer partant de la gare d’Arras, réparée à la fin juillet, permit d’expédier le matériel directement sur le front, épargnant la corvée d’un transport par la route de Cambrai. La scierie étant devenu vite trop petite, une nouvelle fut construite près de la gare d’Arras, dans le quartier de Ronville, au mois de septembre[3]. Entreposées le long des rails de chemin de fer, les planches de bois constituaient un lot assez considérable qui permettait aux tunneliers de travailler aisément. Elles étaient recoupées aux dimensions employées. Déchargé sur le front, le matériel était ensuite envoyé dans les différentes sections en fonction des divers travaux.

Pour faciliter les tâches, les quatre sections se partagèrent le secteur d’activité. À partir du mois de juillet, la 1re section eut l’exclusivité des travaux au nord de la Scarpe. La 3e section se trouva entre la Scarpe et Monchy-le-Preux. Les 2e et 4e sections travaillaient à l’est de ce village : la 2e section était en première ligne tandis que la 4e était dans les tranchées de couverture et de renfort. Chaque section travaillait pratiquement indépendamment des autres. Elle recevait leurs ordres du quartier général de l’unité qui dictait les ouvrages à construire permettant de former les équipes de travail. Comme dans la guerre souterraine, les hommes creusaient en continu, jour et nuit. Le même rituel se répétait pour tous les souterrains : creusement, pose des boisages et aménagement intérieur. Les maîtres mots étaient rapidité, vigilance et sécurité. La compagnie ne chôma pas. En plus de fortifier la ligne de front, ces ouvrages assuraient un meilleur confort aux soldats sur un champ de bataille complètement dévasté, où aucun bâtiment n’avait résisté aux combats.

Le sous-sol ne présentait quasiment aucune différence avec celui dans lequel les tunneliers creusaient depuis leur arrivée. Dominée par le plateau de craie blanche, sa constitution a l’avantage d’offrir une protection naturelle qui évitait d’enterrer trop profondément les souterrains, généralement entre 6 et 8 mètres sous terre. Les tunneliers observèrent néanmoins une particularité du sous-sol sur le secteur des 2e et 4e sections, au niveau de Monchy-le-Preux. Le plateau de craie est déformé, à cet endroit, par une butte composée d’une strate particulière que l’on trouve également sur le secteur de la 1re section, au nord de la Scarpe[4]. La craie est en effet coupée par une couche d’argile plastique imperméable de couleur grisâtre ou gris verdâtre assez importante, pouvant même atteindre plusieurs mètres de profondeur. Cette strate est couronnée d’une petite poche de sable que l’on trouve beaucoup plus importante sur le secteur de la 1re section et qui forme deux buttes, l’une au sud-est du village de Rœux et la seconde au sud du village de Gavrelle. Creuser dans le sable n’est pas impossible, mais le travail est rendu très difficile et plutôt incertain en partie à cause de sa composition. Par temps sec, le sable est mou et trop facile à retirer. Par temps humide, il se transforme en véritable boue, trop liquide, retenue à la base par le niveau imperméable d’argile. Les ouvrages seraient vite inondés en cas de forte pluie. Les tunneliers évitèrent d’installer des souterrains dans ces zones. L’argile présente un meilleur substrat, mais elle ne fut pratiquement pas creusée autour de Monchy-le-Preux. Les hommes lui préféraient la craie blanche au nord et au sud du village. Au nord de la Scarpe, la situation est différente. L’argile et la craie se partagent la zone si bien que les travaux furent implantés aussi bien dans l’une que dans l’autre de ces strates. Les officiers se chargeaient de sélectionner les emplacements susceptibles de pouvoir accueillir des souterrains[5]. Après une première sélection de sites, le sous-sol était sondé pour connaître sa nature exacte.

Au début de l’été 1917, une vingtaine de travaux avaient déjà été commencés. Dans les lignes devant Monchy-le-Preux, l’équipe de Gerald s’activait à l’intérieur d’un nid de mitrailleuse, un petit abri camouflé à demi enterré destiné à accueillir trois soldats maximum ainsi qu’une mitrailleuse et leur équipement. Les officiers standardisèrent rapidement les dimensions pour faciliter les travaux. Deux types de nids furent ainsi conçus[6]. Le premier, de forme rectangulaire, était intégralement construit avec du bois. Le second, circulaire, était réalisé avec une armature de plaques de fer. Ces nids ne doivent pas être confondus avec les retranchements de mitrailleuse qui n’étaient que des aménagements de surface dans les tranchées[7]. Comme son nom l’indique, le nid était une place fortifiée à l’extérieur des lignes. Son accès se faisait par un tunnel directement depuis la tranchée ou un abri souterrain, qui était alors employé comme quartier pour les mitrailleurs.

La même configuration se développa avec les emplacements de batterie de mortier. L’abri servait, là aussi, de logement ou de magasin. La plateforme de tir se trouvait à près de 5 mètres sous terre, s’ouvrant vers la surface par une sorte de puits incliné de forme pentagonale[8]. Le mortier permettait alors la destruction de positions cachées derrière un parapet fortifié qui constituait la défense primaire d’une tranchée. L’inclinaison de l’ouverture variait entre 40 et 75 degrés permettant un tir de mortier entre 45 et 70 degrés. Comme le nid de mitrailleuse, l’emplacement d’une batterie de mortier était un élément de base dans la guerre de position. Installés le long du front, ces emplacements souterrains aux dimensions identiques étaient situés dans des zones fortifiées de la ligne.

Au nord de la Scarpe, Lofty et Sharkey avaient commencé à creuser un souterrain pour accueillir le cantonnement de 24 soldats sous une tranchée près de Rœux. Souffrant de plus en plus de son dos, Jim avait été affecté à des missions d’intendance qui lui permettaient de rendre visite à ses camarades[9]. Dans l’escalier d’accès, les Treillis formaient une chaîne humaine pour remonter les sacs de gravats. L’accès était déjà terminé, bien étayé, même la petite niche de protection avait été aménagée en bas de la descente. Celle-ci servait à retenir d’éventuels petites mines sphériques que l’adversaire arrivait parfois à faire rouler dans les escaliers lors d’assauts, les empêchant alors de pénétrer à l’intérieur même du cantonnement. Jim était exténué. Lofty ne pouvait que constater avec dépit son état. Les bandages, qui comprimaient son dos, s’étaient déchirés. Le sapeur ressentait des douleurs jusque dans le cou. Heureusement, son départ en permission de l’autre côté de la Manche était prévu dans quelques jours[10].

L’apparente tranquillité sur le front, qui permit aux tunneliers de commencer 43 nouveaux souterrains, prit fin dans les derniers jours de juillet. Les Allemands bombardèrent avec intensité les tranchées devant Monchy-le-Preux, tentant quelques attaques sans succès[11]. Pris sous les obus, Gerald et ses camarades se mirent à l’abri dans le souterrain qu’ils creusaient. Le 2 août, à 23 heures, les soldats allemands arrivèrent à pénétrer dans les lignes britanniques, mais en furent vite chassés[12]. Le travail dans ce secteur dut être temporairement arrêté le temps des combats. Par chance, peu de dégât fut fait sur les travaux en cours et les ouvrages existants. Les Allemands continuèrent leur pilonnage auquel les Britanniques répondirent en ouvrant le feu, puis en passant à l’attaque dans la nuit du 9 au 10 août. Les Néo-Zélandais furent tenus à l’écart des opérations et n’apprirent que le lendemain matin qu’elles avaient été couronnées de succès, sauf dans une petite portion du front autour de la Scarpe[13]. Les tranchées retrouvèrent un certain calme. Les tunneliers débutèrent 37 nouveaux aménagements en août, travaillant alors sur près de 70 ouvrages souterrains en même temps. Environ 500 tunneliers étaient à l’œuvre dans la compagnie. L’apogée fut atteinte durant la semaine du 5 au 12 septembre avec 19 officiers et 564 autres grades. Les tranchées de Monchy-le-Preux, lieu principal des attaques, ne furent pratiquement plus occupées par les Néo-Zélandais. L’unique travail effectué en avant, au mois de septembre, fut l’extension d’un cantonnement. Par la suite, seuls cinq emplacements de batterie de mortier, dont trois associés à un souterrain, furent creusés à proximité de la première ligne. Les bombardements laissèrent place à des assauts. Les Britanniques réussirent une incursion dans les tranchées adverses le 22 septembre, alors que les tunneliers étaient tombés sur une source d’eau en creusant un abri[14]. Les Allemands contre-attaquèrent le lendemain, probablement humiliés d’avoir reculé sous la pression britannique et pressés de récupérer leur terrain. Ils tentèrent deux raids dans la journée du 23 septembre qui furent repoussés aussitôt. Profitant de leur succès, les troupes britanniques organisèrent une nouvelle attaque. Le 14 octobre, les tranchées allemandes furent pilonnées avec une grande intensité. À 16 heures 55, les Britanniques s’élancèrent à l’assaut des lignes à l’est de Monchy-le-Preux. Le raid fut une réussite totale. Ils capturèrent trois mitrailleuses et firent 64 prisonniers[15]. Le soir même, à 21 heures 30, une autre attaque réussit à briser les défenses ennemies à Rœux, au nord de la Scarpe.

Sur l’ensemble du secteur des Néo-Zélandais, les aménagements sous les tranchées avançaient à un rythme mensuel identique à celui du mois d’août. Après de longs mois d’absence, George revint dans l’unité. Il s’était remis rapidement de son entorse, mais un incident grave au moment de repartir pour la France, sans plus de précision dans son dossier médical, l'avait renvoyé pour de longs mois à l’hôpital. Son compagnon Gerald ne semblait plus le même homme. Il ne parlait plus que de son désir d’être transféré dans l’infanterie. À partir du 8 novembre, l’unité ne travailla plus qu’à trois sections. La 4e section quitta Arras pour le village de Metz-en-Couture, dans le département de la Somme[16]. La mission de ces hommes ne changea pas de celle du reste de la compagnie. Ils creusaient toujours des souterrains, en vue d’une offensive britannique prévue à la fin du mois de novembre, au sud-ouest de Cambrai[17]. Malgré l’absence d’une section complète, les effectifs ne chutèrent pas grâce à l’arrivée de nouveaux renforts le 9 novembre. Les travaux étaient toutefois troublés par les actions menées de part et d’autre du no man’s land. En réponse aux bombardements britanniques, les Allemands utilisèrent des gaz de combat le 17 novembre. Cinq tunneliers furent gazés et évacués. Les Britanniques maintenaient toutefois la pression sur leur adversaire. Leurs offensives étaient de plus en plus violentes et un déluge de bombes s’abattit sur les lignes allemandes qui ripostèrent immédiatement. Le 20 novembre, une offensive allemande fut lancée au nord de la Scarpe. Les hommes de la 1re section qui ne travaillaient pratiquement plus sur ce secteur, revinrent pour réparer les entrées de nombreux souterrains qui s’étaient effondrées durant les bombardements[18]. L’autre conséquence des combats fut la baisse du nombre de Treillis rappelés pour la plupart dans leur unité d’infanterie. Si seule la 3e section connut des perturbations au début, toute la compagnie souffrit très vite de ce manque de personnel. Les creusements s’éloignèrent également du front. Les équipes de George et de Lofty entreprirent leurs ouvrages le long de la voie de chemin de fer Arras-Douai, au sud de Fampoux, et à travers la plaine d’Arras, à l’ouest de Monchy-le-Preux. Gerald obtint son transfert tant attendu et fit ses adieux à George. Ordre en poche, il rejoignit les rangs du 1er bataillon du régiment Auckland, le 21 novembre 1917, à Ypres.

À tour de rôle, les tunneliers furent employés à la collecte d’obus non-explosé tant allemands que britanniques. Cette tâche entrecoupa la répétition monotone des aménagements sous les tranchées à partir de la fin du mois de juillet 1917. Les bombes, endommagées ou peu sûres, ramassées au sud de la Scarpe furent emmenées dans un site sécurisé, situé à l’extérieur du village de Wanquetin, à une dizaine de kilomètres à l’ouest d’Arras. Là, les tunneliers s’attelèrent également au creusement des galeries pour stocker les munitions en vue de les faire exploser[19]. Les obus, découverts au nord de la Scarpe, étaient quant à eux acheminés dans un ancien réseau néo-zélandais, creusé durant la guerre souterraine, au sud de Roclincourt. Hormis la pose de nouveaux étais à l’entrée et le nettoyage du tunnel, les hommes n’avaient plus qu’à déposer les munitions. Durant les premières semaines d’août, les préparatifs se poursuivaient sur les deux sites.

À Roclincourt, obus et bombes étaient empilés avec précaution sur une hauteur de 90 centimètres et sur une longueur de 1,5 mètres. Entre chaque pile fut placé une charge d’explosif d’environ 90 kilogrammes avec son système de mise à feu électrique. Cette longue opération fut terminée début septembre. L’amoncellement représentait une longueur totale de 64 mètres[20]. Le 12 septembre, en début d’après-midi, les tunneliers tirèrent les câbles électriques de la galerie jusqu’au site de mise à feu, à plusieurs centaines de mètres de là. L’entrée du réseau fut comblée avec plusieurs mètres de sacs de terre. Les fils électriques furent installés sur le détonateur. Les hommes n’attendaient plus que l’ordre pour l’actionner. Celui-ci fut donné à 15 heures précises[21]. Une lourde et sourde explosion retentit, puis le sol se souleva et se déchiqueta dans les airs. Un immense nuage, mélange de fumée et de poussière, envahit le lieu de l’explosion. Après plusieurs dizaines de minutes, la fumée se dissipa et laissa place à un terrain dévasté, presque apocalyptique. Un cratère de plus de 10 mètres de profondeur s’était formé sur près de 1 000 mètres de diamètre. L’opération était un succès.

À Wanquetin, le creusement du système souterrain prenait plus de temps que prévu à cause du manque de Treillis et de la priorité donnée à la construction d’une route pour le transport des munitions[22]. Les tunnels ne furent prêts à recevoir les bombes et obus endommagés qu’au début du mois d’octobre. Comme à Roclincourt, des piles furent faites séparées par des charges d’explosif. La tâche dura pratiquement un mois et la date de l’explosion fut fixée au 5 novembre, à 15 heures. Le jour J, la mine n’explosa qu’en partie, détruisant seulement l’entrée du petit système souterrain[23]. Perplexes, les Néo-Zélandais creusèrent un puits pour rejoindre la galerie principale. Ils voulaient ainsi examiner les charges et tester les câbles électriques. Après plusieurs jours de travail, un accès fut aménagé à plus de 10 mètres sous la surface. Tous les détonateurs et câbles furent testés pour tenter de trouver la faille dans le système de mise à feu. Finalement comme rien ne semblait anormal, les tunneliers décidèrent de changer les fils électriques[24]. Tous les câbles furent enlevés avec prudence. Les charges furent désamorcées et rendues totalement sûres. Les nouveaux fils furent installés et testés pour s’assurer de leur bon fonctionnement. Les hommes préparèrent de nouveau la mise à feu. Le puits d’accès fut remblayé. La date de l’explosion fut fixée au 5 décembre, à 15 heures, un mois exactement après la précédente tentative. Comme ils en avaient pris l’habitude, les tunneliers mirent en place les câbles et le détonateur en début d’après-midi. Le site fut évacué. À l’heure H, la mise à feu se fit sans problème. La terre se souleva et projeta dans les airs des mètres de gravats de terre et de craie. Une colonne de fumée s’éleva peu à peu et recouvra l’ensemble du lieu de l’explosion. Le cratère était gigantesque : près de 12 mètres de profondeur sur une surface de près de 2 300 mètres. Les tunneliers retrouvèrent dans ces opérations leur rôle primitif dans la guerre souterraine. Être combattant souterrain ne consistait pas seulement à avoir une bonne connaissance du terrain et de son sous-sol pour creuser en toute sécurité, c’était aussi connaître les effets des explosifs, savoir les manipuler et les rendre sûrs.

Le réemploi de souterrains d’époques plus anciennes constituait un autre aspect du travail des tunneliers. Au début de leur changement d’activité, après le début de la bataille d’Arras, les Néo-Zélandais avaient déjà reconverti quelques carrières d’extraction isolées en cantonnement. De tels souterrains furent mis au jour de temps à autre le long du front. Le 19 août 1917, les hommes de la 1re section étaient en train de creuser les entrées d’un futur cantonnement lorsqu’ils tombèrent sur une petite carrière[25]. Celle-ci fut la première de six cavités découvertes au nord de Rœux. Avec l’expérience de la connexion des carrières d’Arras, les officiers décidèrent de créer un nouveau réseau souterrain, nettement plus petit que dans la capitale de l’Artois et sans aspect offensif.

Chaque cavité prit le nom d’un pays d’Asie de l’Empire britannique, à l’exception de Couronne ainsi que de mont Plaisant qui reprit simplement le nom de la colline alentour. Le réseau s’étendait ainsi depuis mont Plaisant vers la carrière Inde, la plus vaste, puis sur une série de quatre cavités regroupées sous le nom Ceylan, mais différenciées selon les quatre points cardinaux. Ceylan nord donnait sur la carrière Malaisie, tandis que Ceylan sud ouvrait sur un axe menant à Birmanie et Corona. Les noms ne furent pas donnés au hasard. Une tranchée en surface portait déjà l’appellation de Ceylan. Les tunneliers prolongèrent les noms par ceux des autres colonies britanniques en Asie. Dès le 24 août, les carrières Ceylan et Corona furent investies et les travaux commencèrent. Des étais furent posés aux endroits les plus fragiles. Mont Plaisant, découverte après Ceylan et Corona, fut ouverte vers la surface. Les hommes réalisèrent la même opération pour chaque nouvelle cavité mise au jour : creusement d’accès et étayage. Ils jouaient alors aux spéléologues en explorant le sous-sol de Rœux[26]. Une carrière fut localisée le 12 septembre, peut-être Inde. Ces excavations sont situées entre 9 et 12 mètres sous la surface. Les plafonds ne sont pas très hauts, culminant entre 2 et 4 mètres. Une fois ouvertes, boisées et nettoyées, les carrières furent connectées[27]. Le creusement des galeries commencèrent entre les deux plus petites, Birmanie et Corona, au sud-est du système. Ceylan fut ensuite reliée à Inde et à Malaisie. Les cavités se situaient à proximité du front constituant une sorte de bunker avancé. Un premier nid de mitrailleuse fut creusé à partir de l’extrémité nord de Malaisie. Un second fut réalisé à quelques mètres du premier. Enfin, Inde fut raccordée à mont Plaisant le 7 novembre, marquant la fin des travaux de creusement. Avant de donner le réseau aux troupes en place sur le secteur, les sapeurs de la 1re section le nettoyèrent et nivelèrent les sols. Bien que les accès vers la surface créèrent une ventilation quasi-naturelle, ils installèrent un système de ventilation et de désenfumage assurant une meilleure sécurité lors de l’utilisation par l’ennemi de gaz mortels. En plus de cantonner les soldats sous terre, le réseau formait un passage protégé sur près de 600 mètres de long entre la tranchée de réserve Cordite et la tranchée de soutien Corona. Les soldats attachèrent une grande importance à cette connexion. Plus que le système souterrain, la zone qui s’étendait de Roeux jusqu’à la Scarpe était un secteur très difficile. Les durs combats des mois d’avril et de mai 1917 avaient laissés des marques. La position, gagnée au prix de nombreux sacrifices, était devenue une sorte de symbole à ne pas laisser tomber de nouveau entre les mains des Allemands.

Au début de l’année 1918, les travaux se poursuivirent inlassablement. Avec le retour de la 4e section à Arras, plusieurs dizaines de nouveaux ouvrages furent débutés. Toutefois, les tunneliers étaient incapables de les terminer. Une pénurie de bois retardait les aménagements intérieurs à tel point qu’un détachement de 93 hommes de la 3e section partit pour Montauban-de-Picardie et Ransart, dans le département de la Somme, avec ordre de démonter le bois d’anciens abris allemands et de le ramener[28]. Pendant ce temps, le reste de l’unité continua sa tâche. Une galerie en cours de creusement, qui devait permettre l’aménagement d’un nid de mitrailleuse à Monchy-le-Preux, fut abandonnée. Installée dans le sable, elle était constamment inondée. Le recours à des pompes à eau n’y changèrent rien. Un autre groupe de la 3e section retourna, pour la première fois depuis mai 1917, dans les carrières d’Arras. L’intérêt porté au système n’était pas anodin. La capitulation de la Russie, le 15 décembre 1917, avait en effet mis fin à la guerre à l’Est, permettant le transfert des troupes allemandes à l’Ouest[29]. La peur d’une attaque allemande poussa l’armée britannique à préparer de nouveau l’immense réseau sous la ville pour y loger ses soldats, si une retraite des premières lignes devait avoir lieu. Les galeries et les carrières furent donc à nouveau nettoyées et sécurisées. Elles monopolisèrent plus d’une cinquantaine de sapeurs, autant d’hommes qui ne creusèrent plus sur le front[30]. Plus que tout autre ouvrage, les nids de mitrailleuse occupèrent les hommes tout au long de février 1918. Leur nombre n’avait cessé d’augmenter depuis la fin de l’année 1917, atteignant une douzaine de réalisations en janvier et en février 1918. Preuve une nouvelle fois que la fortification des positions impliquait l’éventualité d’une offensive allemande. Les pays de l’Entente n’en doutait pas, mais leurs services de renseignements n’avaient pu établir avec certitude dans quel secteur elle serait déclenchée[31]. Les travaux se menèrent toutefois au ralenti. Les équipes de Lofty et de George œuvraient désormais sans leurs Treillis, qui avaient été rappelés pour une série d’attaques sur les lignes allemandes. Certains cantonnements souterrains, à peine commencés, furent annulés par manque de personnel et les tunneliers furent replacés sur des ouvrages plus urgents. L’utilisation d’obus à gaz finit par arrêter tous les travaux début mars.

La lassitude semblait gagner les tunneliers qui creusaient et aménageaient depuis des mois les mêmes ouvrages. Leurs officiers instaurèrent pour la première fois quelques loisirs, notamment des activités sportifs. Organisés irrégulièrement, ces évènements furent suivis avec assiduité et pas seulement par les hommes du rang[32]. Plus de deux ans après avoir quitté leur profession et leur maison, pour les plus anciens, comme Lofty et George, ces temps de récréation leur permettaient de s’évader de leur condition de soldat. Alors que de l’autre côté du no man’s land, des milliers d’hommes s’amassaient dans le plus grand secret, les Britanniques de la 4e division organisèrent un tournoi de rugby auquel les Néo-Zélandais participèrent. L’équipe de la compagnie ne sembla rien avoir à envier à l’équipe « nationale » tant célébrée au pays. Dans la lignée de la tournée triomphale des All Blacks, en Europe, en 1905, les rugbymen tunneliers ne subirent aucune défaite dans la plupart de leurs rencontres, toutes compétitions confondues. Ils réussirent à se hisser en finale du tournoi de la 4e division et furent alors opposés à une équipe de joueurs issus de l’artillerie. La rencontre eut lieu le 6 mars 1918 sur un terrain aménagé dans le faubourg Ronville, à Arras. Les Néo-Zélandais comptaient dans leurs rangs les chauffeurs Earlly et McDouglas, les sapeurs Campbell, O’Callaghan, McNeil, Lowe, Theed, Pilkington, Coedicke, Taylor et Hodge, les caporaux Schmidt et Wells, le sergent Wheeler et le capitaine Ronayne. Autour du terrain, le reste de l’unité prit un réel plaisir à soutenir son équipe en spectateurs férus et connaisseurs. Les tunneliers remportèrent la finale. Une coupe vint récompenser leur victoire et une médaille fut décernée à chaque joueur[33]. Le succès ne s’arrêta pas là pour cette équipe qui remporta également la ligue de rugby des compagnies de tunneliers la même année[34].

À la mi-mars, les 1re et 3e sections échangèrent, sans raison apparente, leurs travaux. Les hommes de la 1re section poursuivirent le nettoyage dans le réseau Saint-Sauveur, tandis que ceux de la 3e section revinrent sur le front. La 2e section se replia dans le centre-ville d’Arras sur ordre des troupes d’infanterie qui préparaient un assaut à l’est de Monchy-le-Preux. Trois jours plus tard, sans réel succès des opérations en surface, elle se réinstalla dans son quartier avancé. Les travaux étaient toujours menés par intermittence le long du front alors que les tranchées britanniques subissaient d’intenses bombardements. Le 21 mars, la 2e section rejoignit la 1re section dans les cavités du réseau Saint-Sauveur. Le lendemain, les 3e et 4e sections quittèrent précipitamment les tranchées pour la carrière Dunedin, dans le système Ronville. Les Allemands venaient de réaliser une importante offensive sur l’ensemble du front occidental entre la Scarpe et l’Oise. Le manque de soldats du côté britannique et l’incapacité à mettre en place une défense profitèrent aux Allemands qui s’enfoncèrent à travers la plaine d’Arras.

Notes

1. Archives nationales du Royaume-Uni, WO 95/407, Journal de guerre de la compagnie de tunneliers néo-zélandais, 13 juin 1917, « Le bois sorti des cantonnements souterrains de notre ancienne ligne de front, entre la route de Cambrai et la ligne de chemin de fer, fut récupéré, et le travail dans les nouveaux cantonnements souterrains des lignes de renfort a commencé. »

2. Ibid., 29 juin 1917.

3. Ibid., 6 septembre 1917, « Durant la semaine, nous avions commencé la construction d’un nouvel atelier de travail et une annexe à Ronville. Un hangar de 33 mètres de long sur 8 mètres de large pour accueillir la scierie fut construit. »

4. Ch. Delattre, Carte géologique à 1/50 000 : Arras, XXIV-6, notice explicative, Orléans, Bureau de Recherches Géologiques et Minières, 1968, p. 3.

5. Archives nationales du Royaume-Uni, WO 95/407, Journal des tunneliers néo-zélandais…, op. cit., 10 novembre 1917, « Le temps brumeux empêche de réaliser le travail d’exploration, notamment pour le choix des emplacements de nids de mitrailleuse ».

6. James Campbell Neill, The New Zealand Tunnelling Company, 1915-1919, Auckland, Whitcombe & Tombs, 1922, p. 91 et 94.

7. Extrait de l’aide-mémoire de l’officier du génie en campagne (à l’usage des sous-officiers), Paris, Imprimerie nationale, 1915, Chapitre VIII, p. 10.

8. James Campbell Neill, The New Zealand Tunnelling Company…, op. cit., p. 97.

9. Imperial War Museum, Documents.11515, Les mémoires de la Première Guerre mondiale de James Williamson, 2e partie, f° 7.

10. Ibid.

11. Archives nationales du Royaume-Uni, WO 95/407, Journal des tunneliers néo-zélandais…, op. cit., 25 juillet 1917, « Le travail fut retardé dans une très grande mesure par les bombardements et attaques ennemies. »

12. Ibid., 3 août 1917.

13. Ibid., 10 août 1917, « De 17 heures, hier soir, à 5 heures, ce matin, avions arrêté nos travaux dans tous les secteurs de l’avant en raison de notre raid qui eut lieu à 19h45. Ce fut un vrai succès excepté sur une petite partie près de la Scarpe. »

14. Ibid., 22 et 23 septembre 1917.

15. Ibid., 14 octobre 1917, « un grand nombre d’Allemands furent tués et plusieurs souterrains ennemis furent détruits. »

16. Ibid., 8 novembre 1917, « 4 officiers et 99 autres grades (Section 4) sous le commandement du capitaine Campbell furent détachés du secteur du VIe corps pour celui du IVe corps. QG installé à Metz-en-Couture. Les hommes furent employés dans la construction de souterrains. »

17. James Campbell Neill, The New Zealand Tunnelling Company…, op. cit., p. 102, « C’était un travail urgent de première importance […] grâce à la réputation des Néo-Zélandais, nous avons été chargés de ce travail. »

18. Archives nationales du Royaume-Uni, WO 95/407, Journal des tunneliers néo-zélandais…, op. cit., 22 novembre 1917, « Avons réparé les entrées des abris D1, D2 et D5 qui avaient été détruites par l’ennemi. »

19. Ibid., 18 juillet 1917, « Un officier et un groupe d’hommes partirent à Wanquetin cet après-midi pour construire des galeries afin d’y faire exploser des munitions endommagées ».

20. Ibid., Rapport d’activité de la semaine du 29 août au 5 septembre 1917.

21. Ibid., 12 septembre 1917, « La galerie K40 explosa à 15 heures. »

22. Ibid., 22 août 1917, « Travail poursuivit à Wanquetin, mais les progrès sont maigres à cause du manque du nombre variable de Treillis. »

23. Ibid., 5 novembre 1917, « La mine de Wanquetin explosa partiellement à 15 heures […] Échec pour des raisons inconnues. Il fut décidé de sortir les câbles électriques intacts. »

24. Ibid., Rapport d’activité de la semaine du 21 au 28 novembre 1917, « Le nouveau câblage était disponible. »

25. Ibid., 19 août 1917, « Les deux entrées de l’abri, situé dans la tranchée Corona, conduisaient vers une petite carrière souterraine en I.19.b.5.5. Comme le plafond n’était pas sûr, il fut étayé. »

26. Ibid., 13 septembre 1917, « Durant la semaine, de nombreuses explorations de carrières furent menées. »

27. Ibid., 11 septembre 1917, « Connexion entre les carrières Birmanie et Corona en I.19.b.6.7 commença. »

28. Ibid., 6 février 1918, « … partîmes ensemble pour démonter du bois d’anciens abris allemands ; le bois était malheureusement nécessaire pour les abris dans nos propres lignes. »

29. Gerd Krumeich, « Les armistices », in Encyclopédie de la Grande Guerre 1914-1918. Histoire et culture, sous la direction de Stéphane Audoin-Rouzeau et de Jean-Jacques Becker, Paris, Bayard, 2004, p. 982.

30. Archives nationales du Royaume-Uni, WO 95/407, Journal des tunneliers néo-zélandais…, op. cit., 28 février 1918, « … l’autre moitié (de la 3e section) poursuivit la remise en état du boisage et nettoya les carrières du système Rouville. »

31. Anne Dumenil, « 1918 : les ruptures de l’équilibre », in Encyclopédie de la Grande Guerre 1914-1918. Histoire et culture, sous la direction de Stéphane Audoin-Rouzeau et de Jean-Jacques Becker, Paris, Bayard, 2004, p. 967.

32. James Campbell Neill, The New Zealand Tunnelling Company…, op. cit., p. 107, « Les succès des Néo-Zélandais dans ces sports étaient vraiment remarquables dans le sens où ils n’ont jamais interféré avec les travaux de l’unité. Les équipes devaient être sélectionnées parmi la petite proportion d’hommes en repos et du personnel du quartier général. »

33. Archives nationales du Royaume-Uni, WO 95/407, Journal des tunneliers néo-zélandais…, op. cit., Rapport d’activité de la semaine du 27 février au 6 mars 1918, « L’équipe de rugby de la compagnie remporta la compétition de la 4e division, remportant la coupe et les médailles. »

34. James Campbell Neill, The New Zealand Tunnelling Company…, op. cit., p. 107.